15 mars 2008

Al-Ghazzâlî, Lettre au disciple (texte intégral)





AU NOM D’ALLAH CLEMENT ET MISERICORDIEUX

Louange à Allah, le Très-Haut, Maître des Mondes; Fin heureuse à ceux qui Le révèrent; Bénédiction et Paix sur son Prophète Muhammad [Paix et bénédiction soient sur lui] ainsi que sur toute sa Famille.

Sache, lecteur, qu’un ancien étudiant qui avait été au service assidu du Cheikh, l’Imâm, Ornement de la religion, Preuve de l’Islâm, Abû Hâmid Muhammad al-Gazâlî (“Rahmatullahi aleih” [Miséricorde d'Allah, le Très-Haut soit sur lui].); qui avait étudié les sciences religieuses auprès de ce maître, réuni les détails des sciences et poussé à la perfection les vertus de l’âme, méditant un jour sur son état, eut l’idée suivante: “J’ai étudié, dit-il, diverses sciences et j’ai passé la fleur de mon âge à les apprendre et à les recueillir; maintenant, il me faut savoir laquelle d’entre elles sera utile demain pour m’assister dans la tombe; quant à celles qui me seront inutiles, je les abandonnerai comme a dit le Messager d’Allah [Sallallahu aleihi wasallâm]: “Mon Allah, protège-moi contre toute science inutile”.

Cette idée l’obséda et le détermina à écrire à son excellence le Cheikh, Preuve de l’Islâm, Muhammad al-Gazâlî; il lui demanda conseil pour se diriger, lui posa certaines questions et la supplia de lui écrire une prière à réciter à des heures déterminées et il ajouta: “Les ouvrages du Cheikh, l’Imâm, tel “Ihyâ-ul-Ulûm-id-dîn” [La Régéneration des sciences religieuses] [1] et autres renferment les réponses à mes sollicitations; cependant, je souhaite vivement que le Cheikh résume ce dont j’ai besoin, en quelques feuillets qui m’accompagneront ma vie durant et dont j’observerai les conseils tant que je serai en vie, si Allahu ta’âlâ le veut”.

Le Cheikh écrivit la lettre suivante en guise de réponse:

Sache, ô jeune homme qui m’aimes et que j’aime — qu’Allahu ta’âlâ prolonge ta vie par la soumission que tu Lui témoignes et qu’IL te conduise dans la voie de ses bien-aimés — que les préceptes les meilleurs le tirent de la mission même du Prophète. Si déjà tu en as tiré une leçon, quel intérêt prendras-tu à la mienne? Mais si, au contraire, tu n’en as rien tiré, qu’as - tu donc appris, dis-le moi, durant tant d’années?

Mon fils! Parmi les conseils donnés par le Prophète d’Allah à ses Compagnons (Ashâb-ı kirâm), on trouve cette sentence: “Lorsqu’un homme a l’esprit préoccupé de soucis sans importance pour lui, c’est le signe que le Très Haut abandonne son serviteur. Celui qui perd une heure de son existence en des recherches pour lequelles il n’a pas été créé mérite qu’Allahu ta’âlâ prolonge ses regrets au jour de la Résurrection. Celui qui dépasse la quarantaine sans que ses bonnes actions ne l’emportent sur les mauvaises, celui-là doit attendre le feu de l’Enfer. A bon entendeur salut!

Mon fils! le conseil est aisé à donner mais difficile à suivre: il est amer au goût de ceux qui suivent leurs caprices; car les choses défendues sont douces à leur coeur. Je vise, en particulier, ceux d’entre eux qui aspirent à l’étude de la science formelle et se soucient des mérites de l’âme et des voies de ce monde. Ils croient que leur salut dépendra de leur science abstraite, et qu’ils peuvent se passer d’agir. C’est là l’opinion des philosophes. Gloire à Allahu ta’âlâ: ces esprits abusés ignorent que, s’ils n’appliquent pas leur science, elle sera sans aucun doute invoquée contre eux, comme l’a dit le Prophète aleihissalâm: “Le pire supplice, au jour de la résurrection, sera celui du savant à qui Allahu ta’âlâ n’aura pas permis de profiter de sa science”.

On raconte que Gunayd (Abû al-Qâsim, le surnom de Junayd al-Baghdâdî, savant et Walî (Saint), décédé en 910.), après sa mort, apparut en songe à quelqu’un. On lui dit: “Quelle nouvelle, ô Abû al-Qâsim?” Il répondit: “Les belles phrases ont été vaines et les formules mystérieuses se sont avérées stériles; rien ne nous a été utile que les quelques prières rituelles accomplies au sein même de la nuit”.

Mon fils! Ne sois pas avare d’actes vertueux ni d’états mystiques, et sois sûr que la science théorique n’apporte aucune aide. En voici un exemple: Qu’un homme au désert porte dix sabres hindous et d’autres armes encore, qu’il soit brave et combatif, qu’un lion redoutable vienne à l’attaquer, crois-tu que ces armes écarteraient le danger s’il ne s’en sert pour frapper le lion? Et, bien sûr, elles ne repousseront pas le danger si l’homme ne les saisit et ne les brandit pour frapper. Ainsi l’intellectuel qui lit cent mille problèmes scientifiques et les apprend par coeur, sans les mettre en pratique! Il n’en tire de profit que par l’exercice. Autre exemple: Le malade atteint de fièvre et de jaunisse; son traitement doit se faire par l’oxymel [2] et par l’infusion d’orge. La guérison ne s’obtient qu’en employant ces deux médicaments.

En effet:
“Tu as mille remèdes: c’est en vain...
N’est utile que celui qui en prend enfin!” [3]

Etudierais-tu, pendant cent ans, dans mille livres, que seuls tes actes te disposeraient à la miséricorde divine. Car Lui le Très Grand a dit: “Qu’on ne comptera à l’homme que ses propres actes” (Coran, LIII, 40.). “Celui qui espère se rencontrer avec son Seigneur, qu’il fasse oeuvre pie” (Coran, XVIII, 110.) “En punition de leurs actes” (Coran, IX, 83, 96). “Les Croyants qui pratiquent le bien auront le paradis pour séjour. Séjour éternel qu’ils ne voudront échanger contre aucun autre” (Coran, XVIII, 107.). “D’autres générations les suivirent. Elles délaissèrent la prière pour s’abandonner à leurs penchants. Un triste destin leur est réservé. Exception sera faite pour ceux qui se repentiront, croiront et pratiqueront les bonnes oeuvres. Pour ceux-là, ils entreront en paradis et ne seront frustrés d’aucun de leurs mérites” (Coran, XIX, 60-61.)

Que dis-tu de cette tradition [4]: L’Islâm est bâti sur cinq fondements: Attester qu’il n’y a pas d’autre divinité qu’Allah et que Muhammad aleihissalâm est le prophète d’Allah, prier, faire l’aumône, jeûner le mois de Ramadân, accomplir le pèlerinage à la Mecque pour ceux qui en ont la possibilité.

La Foi, c’est en même temps le verbe, la sincérité et les oeuvres. Les preuves de l’importance des oeuvres sont innombrables. L’homme atteint, sans doute, le paradis par la grâce et la générosité d’Allahu ta’âlâ, mais il l’atteint aussi après s’être préparé par son obéissance et son adoration, car “la miséricorde d’Allah est proche de ceux qui font le bien” (Coran, VII, 54.). Si l’on dit: “L’homme arrive aussi au paradis par la foi seule”, nous répondons: “Oui, mais quand? et que de difficiles obstacles doit-il surmonter avant d’arriver au but! Le premier de ces obstacles est celui de la foi elle-même; arrivera-t-il au paradis avec cette foi? ne lui sera-t-elle pas ravie avant qu’il n’y entre? Et s’il est conduit au paradis, il sera un élu déçu et pauvre”. Al-Hasan al-Basrî [5] dit: “Allahu ta’âlâ dit à ses serviteurs au jour de la résurrection: ô mes serviteurs, entrez au paradis par la grâce de ma miséricorde et partagez-en les degrés entre vous, selon vos actions”.

Mon fils, tant que tu ne pratiqueras pas le bien, tu ne trouveras pas de récompense. On raconte qu’un Israélite adora Allahu ta’âlâ durant soixante-dix ans. Allahu ta’âlâ voulut faire connaître ce cas aux anges. Il lui en envoya un pour lui dire qu’il ne méritait pas le paradis malgré cette longue adoration. Le message transmis, l’adorateur répondit: “Nous avons été créés pour l’adoration; il nous faut adorer”. L’ange, de retour, dit: “Mon Allah tu connais mieux que moi sa réponse”. Et Allahu ta’âlâ alors: “S’il ne cesse pas de Nous adorer, Nous ne cesserons non plus de le combler de Nos grâces. Je lui ai déjà pardonné ses fautes, vous en êtes témoins, ô mes anges!”

Le Prophète d’Allah dit: “Demandez-vous des comptes à vous-mêmes avant qu’on ne vous en demande et pesez vos actions avant qu’on ne vous les pèse”. ‘Alî [6] dit: “Celui qui croit toucher au but sans effort est un homme de désir; et celui qui ne compte que sur l’effort fait acte de présomption”.

Al-Hasan al-Basrî dit: “Aspirer au paradis sans accomplir de bonnes actions est un grand péché”. Il dit aussi: “Le signe distinctif de la vérité, c’est d’oublier la récompense promise aux bonnes actions, sans en abandonner la pratique”. Hadrat Muhammad (aleihissalâm) dit: “L’homme intelligent se juge sévèrement et travaille pour l’autre vie; le sot suit les caprices de sa fantaisie et compte sur Allahu ta’âlâ pour réaliser ses espoirs!”

Mon fils! Que de nuits tu as passées en études, te privant de sommeil; je ne sais quel était ton but. Si c’était pour ce bas monde, pour ses biens, pour ses dignités et pour t’en vanter devant tes égaux et tes semblables, alors malheur à toi, oui malheur à toi! Si, par contre, ton intention était de vivifier la loi du Hadrat Prophète, de former ton caractère, de soumettre ton âme portée au mal, tu es alors bienheureux, oui, tu es bienheureux. Il a dit vrai celui qui a écrit:
“Les yeux veillent en vain toute autre que Ta Face;
En vain coulent les pleurs pour un autre que Toi”.

Choisis, mon fils, la durée de ta vie: tu mourras; l’objet de ton amour: tu le perdras; d’agir comme il te plaît; Allah te rétribuera.

Mon fils! A quoi bon tant d’études, théologie, logique, médecine, rhétorique, poésie, astronomie, prosodie, syntaxe, morphologie, si c’est du temps perd en désaccord avec Allah?

J’ai trouvé ceci dans l’Evangile de Hadrat Î’sâ [7]: “Entre l’instant où le mort est mis dans le cercueil et celui où on la dépose sur le bord de la tombe, Allah, par sa Grandeur, lui pose quarante questions dont la première est celle-ci: “Tu t’es montré, ô mon serviteur, très pur aux yeux des créatures durant bien des années. Mais cette pureté, tu ne me l’as pas montrée, non, pas même une heure”; et, pourtant, chaque jour Allah regarde dans ton coeur et dit: “Que de soucis tu te donnes pour les autres quand tu es comblé de mes bienfaits! Mais toi, tu es sourd et tu n’entend pas”!

Mon fils! Connaissance sans pratique est folie! Pratique sans connaissance, inutilité. Sache que si la science ne t’éloigne pas aujourd’hui des choses défendues et ne t’invite pas à la soumission, elle ne te gardera pas davantage demain du feu de l’Enfer. Ne mets pas en pratique tes connaissances aujourd’hui et tu diras demain au jour de la Résurrection, si tu n’es pas parvenu à rattraper les jours passés: “Laisse-nous retourner sur terre. Nous y ferons le bien” (Coran, XXXII, 12). On te dira: “Imbécile, mais tu en viens!”

Mon fils! affermis ton esprit, déroute ton âme et mortifie ton corps, car la tombe est la demeure et le peuple des cimetières t’attend. Garde-toi bien d’arriver chez eux sans viatique. Abû Bakr as-Siddîq [8] dit: “Les corps sont une cage ou une étable: Demande-toi ce qu’est le tien. Si tu es du nombre des oiseaux célestes, quand tu entendras battre le tambour qui te rappellera à ton Seigneur, tu t’envoleras à tire d’ailes jusqu’au plus haut degré du Paradis; comme le Prophète a dit: “Le trône du Clément a tremblé à la mort de Sa ‘d bin Mu’az[9]. Par contre, malheur à toi, si tu es du nombre des bestiaux, suivant la parole du Tout-Puissant: “Ceux-là sont comme des bêtes. Que dis-je, ils sont plus égarés encore” (Coran, VII, 178. Cf. aussi Coran, XXV, 46).

Ne crois donc pas être en sûreté lors de ton passage du fond de la maison terrestre au fond de l’abîme du Feu. — On raconte qu’Al-Hasan al-Basrî a demandé un jour un verre d’eau fraîche; lorsqu’il eut saisi le verre, il perdit connaissance et le verre tomba. Ranimé, on lui dit: “Qu’as-tu ô Abû Sa’îd?” Il répondit: “Je me suis rappelé le désir des habitants de l’Enfer lorsqu’ils crient à ceux du Paradis: “Répandez sur nous un peu d’eau, ou un peu de vos joies célestes!”

Mon fils! s’il te suffisait d’avoir la science abstraite, sans les oeuvres, la voix divine irait crier en vain: “Y a-t-il quelqu’un qui appelle, qui implore, qui se repent?” On raconte qu’un groupe de Compagnons du Raçoûlullah cita le nom d’Abdallah Bin ‘Omar (Coran, VII, 48) devant Hadrat le Prophète, qui dit? “Ce serait un excellent homme s’il priait la nuit”. Il dit aussi à l’un de ses Compagnons: “Ami, ne dors pas trop la nuit, car celui qui dort trop la nuit se retrouve démuni le jour de la Résurrection!”

Mon fils! “Récite le Coran, la nuit. C’est là une oeuvre pie” [10]: c’est une injonction. — “A l’aurore, ils étaient déjà en prière, ils demandaient pardon” (Coran, XVII, 81.): c’est une action de grâces. - “Et ceux qui implorent le pardon d’Allahu ta’âlâ au lever de l’aurore” (Coran, LI, 18.): c’est une invocation. Raçoûlullah a dit: “Allahu ta’âlâ aime trois voix: celle du coq, celle qui récite le Coran et celle qui implore le pardon du Créateur à l’aurore”. Sufyân at-Tawrî (Coran, III, 15.) a dit: “Allahu ta’âlâ fait souffler à l’aube un vent que chargent les appels et les demandes adressées à Allahu ta’âlâ”. Il a dit aussi: “A la tombée de la nuit, un héraut crie au pied du Trône divin: Debout, âbid d’Allah! Ils se lèvent et rendent grâces; puis un autre héraut appelle au milieu de la nuit: Ames pieuses, éveillez-vous! Ils se lèvent et prient jusqu’au point du jour. A l’aube un héraut appelle de nouveau: Vous qui avez à implorer pardon, debout! Ils se lèvent et implorent le pardon d’Allah. Au lever du soleil, un dernier héraut appelle: Hommes légers, debout! Ils se lèvent de leurs lits, tels les morts ressuscités de leurs tombes”.

Mon fils! On raconte que le sage Luqmân [11] parmi les conseils qu’il donna à son fils, place ces paroles: “Mon fils! que le coq ne soit pas plus vigilant que toi lorsqu’il appelle Allah à l’aurore; alors que toi, tu dors”. Et voici ces vers:
Une colombe a gémi, dans la nuit, sur une branche:
Je dormais... Mon Allah, mon Allah! Mon amour est un menteur:
Sur un véritable amour, elle n’eût pas pris d’avance...
Je suis l’amant aux yeux secs, mais elle verse des pleurs
!”

Mon fils, savoir ce que c’est qu’obéir et adorer, voilà la quintessence de la science. Elle exige, sache-le bien, que tu suives le Législateur dans ses ordres comme dans ses défenses, qu’ils s’agisse de paroles ou d’actions. En d’autres termes, tout ce que tu dis, fait et abandonnes, doit être inspiré par l’observance de la Loi. Si, par exemple, tu choisis pour jeûner le jour de la Fête du Sacrifice ou les jours consacrés à sécher au soleil la chair des victimes [12], tu enfreindras la règle. Ou encore, si tu exécutes la prière, vêtu d’une robe arrachée par force à autrui, tu pècheras, bien que ton acte ait les apparences d’une adoration.

Mon fils! Il te faut donc conformer tes paroles et les actes à la Loi [13]; car connaître et agir en dehors des règles qu’elle prescrit sont des erreurs. Ne te laisse pas davantage égarer par les excès extravagants du mysticisme: pour suivre cette voie, il faut effort et lutte, il faut suspendre les désirs de nafs, anéantir ses caprices par le glaive de l’exercice et non par de folles et vaines chimères. Sache que la langue débridée et le coeur comblé de désirs futiles sont des signes funestes. Si tu n’humilies pas ton nafs par une lutte sincère contre ses désirs et ses caprices, tu n’illumineras pas ton coeur par la connaissance. Sache aussi qu’il est impossible de répondre par écrit ni verbalement à certaines des questions que tu m’as adressées. Si tu parviens à cet état, tu en connaîtras la nature; sinon, le connaître est impossible parce qu’il appartient au domaine de goût: tout ce qui relève de ce domaine, il est impossible de le décrire par des paroles, comme l’on ne connaît la douceur de ce qui est doux et l’amertume de ce qui est amer que par le goût. Ainsi, on raconte qu’un impuissant écrivit à un ami lui demandant de lui expliquer le plaisir sexuel. Il reçut la réponse suivante: “O un tel, je te croyais impuissant seulement, or je constate maintenant que tu es, à la fois, impuissant et sot; car ce plaisir est du domaine du goût: y arrives-tu? tu en connais la nature, sinon sa description est impossible en paroles ou par écrit”.

Mon fils! Quelques-unes de tes questions ressemblent à cette dernière. Quant à celles auxquelles on peut répondre, je les ai mentionnées dans ma Régénération des sciences religieuses et dans d’autres de mes livres. J’en cite ici une partie tout en y renvoyant. Je dis: “L’homme qui suit la voie de la vérité a quatre obligations à observer: C’est d’abord une foi très vive, sans trace d’hérésie.
C’est ensuite un repentir sincère après lequel tu ne reviennes plus au péché. En outre, c’est un effort pour contenter tes rivaux afin que personne ne puisse te réclamer une réparation quelconque. Enfin, c’est l’étude des sciences religieuses conformément aux ordres d’Allah; puis, celle des autres sciences qui aident au salut de l’âme
."

On raconte qu’aş-Şiblî [14] dit: “J’ai suivi quatre cents maîtres et j’ai lu quatre milles hadiths. Puis j’en ai choisi une seule que j’ai mis en pratique à l’exclusion de toute autre, parce que je l’ai médité, et j’y ai trouvé ma délivrance et mon salut. J’y ai trouvé aussi la science entière des Anciens et des Modernes. Je m’en suis contenté. Voici cet hadîth: “Raçoûlullah dit un jour à l’un de ses Compagnons: “travaille pour la vie d’ici-bas dans la mesure où tu résideras sur la terre; travaille pour la vie future dans la mesure où tu dois y demeurer; travaille pour son Seigneur autant que tu as besoin de Lui et travaille pour le feu de l’Enfer autant que tu pourrais en supporter l’ardeur”.

Mon fils! Si tu connais cet hadith, tu n’auras pas besoin de beaucoup de science.

Médite aussi cette autre histoire: Hâtim al-Aşamm [15] était du nombre des amis de Şaqîq al-Balhî [16]. Un jour celui-ci lui demanda: “Tu me suis depuis trente années déjà; quels avantages en as-tu retirés?” Hâtim répondit: “J’en ai retiré huit qui me suffisent, parce que j’espère obtenir par là ma délivrance et mon salut”. Saqîq demanda alors quels étaient ces avantages? Hâtim répondit:

1) J’ai observé les créatures et j’ai vu que chacune d’elles avait un être qu’elle aimait et chérissait. Il est de ces êtres aimés qui accompagnent la personne qui les aime jusqu’à la maladie grave; d’autres qui l’accompagnent jusqu’au bord du tombeau puis se retirent en la laissant toute seule; mais aucun n’entre avec elle dans la tombe. Cela m’a donné à réfléchir et je me suis dit: “le meilleur ami de l’homme serait celui qui le servirait jusque dans la tombe pour lui tenir compagnie”. Un tel ami, seules les bonnes oeuvres m’en ont tenu lieu. Je les ai alors aimées afin qu’elles me soient un flambeau dans ma tombe, qu’elles m’y tiennent compagnie et ne m’y laissent pas seul.

2) J’ai constaté, en second lieu, que les gens suivent leurs caprices et se hâtent de satisfaire aux désirs de leurs nafs. J’ai alors médité la parole d’Allahu ta’âlâ: “En revanche, ceux qui auront respecté leur Seigneur et vaincu leurs passions, auront le paradis pour séjour” (Coran, LXXIX, 40-41). J’ai été sûr alors que le Coran est la pure vérité. Je me suis mis à combattre les tendances de mon nafs et me suis apprêté à leur faire la guerre et à barrer la route à ses caprices jusqu’à ce qu’elle devienne docile et s’habitue à se soumettre à Allah.

3) J’ai vu tous les êtres humains courir après les biens du monde, les tenir et les garder âprement; j’ai alors médité la parole d’Allahu ta’âlâ: “Vos biens sont périssables, les biens d’Allah sont éternels” (Coran, XVI, 98). Ce que je possédais, je l’ai alors dépensé pour l’amour d’Allahu ta’âlâ et l’ai distribué aux pauvres afin qu’il me soit un trésor auprès d’Allahu ta’âlâ.

4) J’ai vu certaines personnes croire que l’honneur et la puissance résidaient dans le nombre des clientèles et des partisans; je les ai vues s’en vanter. D’autres prétendaient qu’ils résidaient plutôt dans les biens et le grand nombre des enfants; elles en étaient fières. D’autres ont cru que la puissance et l’honneur consistaient à enlever de force les biens de leurs semblables, à les traiter injustement et à verser leur sang. Un groupe, enfin, a cru que cette puissance résidait dans la dépense des biens, dans leur dissipation et dans la prodigalité avec laquelle on en usait; j’ai alors médité la parole d’Allahu ta’âlâ: “Le plus méritant auprès d’Allahu ta’âlâ est celui qui le craint le plus”(Coran, XLIX, 13.). J’ai donc opté pour cette crainte d’Allahu ta’âlâ et j’ai fermement cru que le Coran est la pure vérité et que les conjectures de ce groupe et ses considérations sont vaines et éphémères.

5) J’ai vu les gens se dénigrer ou se calomnier; j’en ai trouvé la cause dans la jalousie suscitée par les biens, le prestige et la science. J’ai donc médité la parole d’Allahu ta’âlâ: “C’est nous qui leur avons réparti la nourriture en ce monde” (Coran, XLIII, 31.). J’ai alors appris que la distribution, à l’origine, a été faite par Allahu ta’âlâ; je n’ai plus jalousé personne et je me suis contenté de la répartition des biens telle qu’elle avait été faite par Allahu ta’âlâ.

6) J’ai vu les gens se déclarer ennemis pour toute sorte de fins et de motifs; j’ai alors médité la parole d’Allahu ta’âlâ: “Satan est votre ennemi. Considére-comme tel” (Coran, XXXV, 6.). J’ai donc appris qu’il n’était pas permis d’avoir d’autre ennemi que Satan.

7) J’ai vu tous les hommes travailler avec tant d’ardeur et prodiguer tant d’efforts en vue d’obtenir leur nourriture et leur subsistance qu’ils devenaient souvent l’objet de soupçons et d’accusations, qu’ils se dégradaient et se déshonoraient. J’ai donc médité la parole d’Allahu ta’âlâ: “Il n’est point d’être vivant sur terre qui ne s’en remette à Allahu ta’âlâ de le nourrir” (Coran, XI, 8.). J’ai alors compris que ma subsistance dépend d’Allahu ta’âlâ et qu’IL me la garantit. Je me suis mis à l’adorer et j’ai cessé de convoiter autre chose.

8) J’ai vu tous les êtres humains se fier à la créature; à l’argent, aux biens et à la propriété, au métier et à l’industrie, enfin à un autre être humain. J’ai alors médité la parole d’Allahu ta’âlâ: “Allah suffit à qui s’y fie. Il réalise toujours ses desseins. Il les réalise à son heure” (Coran, LXV, 3.). J’ai donc pleine confiance en Allahu ta’âlâ qui me suffit et qui est le meilleur des protecteurs.

Saqîq dit: “Qu’Allah t’assiste, ô Hâtim, j’ai examiné la Thora, les Psaumes, l’Evangile et le Furkan [17] et j’ai constaté que les quatre livres ont pour objet ces huit avantages. Celui donc qui les met en pratique mettra en pratique, par le fait même, les préceptes de ces quatre livres”.

Mon fils! Tu as appris par ces deux récits que tu n’as pas besoin de pousser trop loin ta science; et maintenant voici ce que doit faire celui qui suit la voie de la vérité.

Sache qu’à celui qui suit la voie d’Allahu ta’âlâ, il faut un maître pour guide et éducateur, qui, par sa bonne éducation, corrigera les mauvais penchants et leur substituera de bonnes habitudes. L’éducation ressemble, en effet, au travail du laboureur qui déracine les épines, sarcle le blé afin qu’il pousse mieux et donne une abondante moisson. Tout homme donc qui désire suivre la vraie voie ne peut se passer d’un maître pour l’éduquer et le guider dans la voie d’Allahu ta’âlâ. Allahu ta’âlâ a, en effet, envoyé un Apôtre pour guider les créatures Vers Lui. Cet Apôtre laisse après sa mort des successeurs pour servir de guides dans la voie d’Allah. Le Maître capable de remplacer le Prophète doit être savant. Cela ne veut pas dire que tout savant peut être un successeur du Prophète! Je vais d’ailleurs t’indiquer les principaux signes distinctifs qui le caractérisent, afin que tout savant ne prétende pas à la qualité de guide. Je pense qu’il y faut un homme qui s’éloigne du monde et de ses honneurs; il doit aussi avoir fréquenté assidûment un homme perspicace qui, par d’autres intermédiaires, remonte au Seigneur des prophètes. Il doit, également, pouvoir s’habituer à manger peu, à dormir peu et à parler peu. Il doit, en outre, prier beaucoup, jeûner de même et faire fréquemment l’aumône. Il doit aussi, grâce à la fréquentation de son propre Maître perspicace, marcher dans la voie des vertus morales comme la patience, la prière, la reconnaissance, la certitude, la quiétude, la longanimité, l’humilité, la science, la sincérité, la pudeur, la fidélité à ses promesses, le sérieux, le calme, la réflexion et autres vertus semblables. Il est donc une des lumières qui peuvent être prises pour modèle, lumière du Prophète; mais on le rencontre rarement, bien plus rarement qu’on ne rencontre le soufre rouge! Et celui qui a le bonheur de trouver un tel Maître et d’être agréé par lui, doit le respecter extérieurement et intérieurement. Le respect extérieur doit se manifester par la soumission complète au Maître; le disciple ne doit pas non plus protester à propos de telle ou telle question, même lorsqu’il connaît l’erreur du Maître. Il ne doit pas non plus étendre son tapis de prière devant lui en dehors des heures de prière. La prière terminée, le disciple enlèvera le tapis et ne multipliera pas les prières surérogatoires devant lui; et il exécutera les ordres du Maître selon ses forces et sa capacité. — Quant au respect intérieur, voici en quoi il consiste: tout ce que le disciple aura entendu et accepté extérieurement de la part du Maître, il ne doit pas le nier intérieurement; autrement il serait taxé d’hypocrisie; s’il n’arrive pas à cette sincérité totale, il quittera la présence de ce Maître jusqu’à ce que l’adhésion interne soit en harmonie avec l’adhésion externe. Il devra aussi se prémunir contre les mauvaises fréquentations afin que le pouvoir des démons et des hommes pervers n’ait point de prise sur son coeur: il sera alors exempt de souillure satanique. Dans tous les cas, il optera pour la pauvreté, non pour la richesse.

Sache de plus que le mysticisme requiert deux qualités: la droiture avec Allahu ta’âlâ et la longanimité avec les hommes.

Celui qui est droit avec Allahu ta’âlâ, et qui se conduit bien avec les gens, les traitant avec patience, est un mystique. La droiture avec Allahu ta’âlâ consiste à sacrifier les désirs de son nafs aux ordres d’Allah. — Se bien conduire avec les autres c’est ne pas les obliger à suivre tes désirs, mais c’est t’obliger toi-même à suivre leur volonté, à condition qu’ils ne dérogent pas aux lois de la religion.

Tu m’as interrogé aussi sur la soumission à Allahu ta’âlâ. Elle repose sur trois principes:

1) Observer les préceptes de la religion (les commandements et les interdits de l’Islâm)

2) Accepter sans protester la destinée telle qu’Allah l’a voulue.

3) Chercher à satisfaire le vouloir divin plutôt que sa volonté propre.

Tu m’as interrogé sur la confiance en Allahu ta’âlâ:
Allahu ta’âlâ veut que tu renforces ta Foi en ses promesses, c’est-à-dire que tu croies d’une part que ce qui a été écrit à ton sujet s’accomplira sans aucun doute, quand bien même l’Univers conjuguerait ses efforts pour te l’éviter; d’autre part, que ce qui n’a pas été écrit pour toi, ne t’arrivera pas, quand bien même tout le monde t’aiderait.

Tu m’as interrogé sur la sincérité; elle veut que toutes tes actions soient pour Allah. Que ton coeur donc ne se réjouisse pas de louanges que les gens t’adresseront; ne te soucie pas non plus de leur blâme.

Sache que l’hypocrisie naît de la flatterie adressée aux autres. Tu la guériras en considérant qu’ils sont dominés, comme des objets, incapables de procurer du repos ou de causer de la fatigue: tu peux donc éviter l’hypocrisie à leur égard. Tandis que si tu leur attribues un pouvoir et une volonté propres, tu seras fatalement poussé à l’hypocrisie!

Mon fils! Quelques-unes seulement des réponses à tes autres questions se trouvent formulées dans mes ouvrages, consulte-les à leur sujet. Quant aux autres, elles ne sauraient être écrites. Mets en pratique ce que tu sais, pour que l’on te soit révélé ce que tu ignores.

Mon fils! Ne me propose donc désormais les problèmes qui t’embrassent que par la voie intérieure. Et rappelle-toi la parole d’Allahu ta’âlâ: “Il vaudrait mieux pour eux attendre...” (Coran, XLIX, 5.). Accepte le conseil de Hızır aleihissalâm [18]: “Ne me demande jamais aucune explication avant que je ne t’informe moi-même” (Coran, XVIII, 69.). Ne sois pas pressé. Tout arrive et te sera dévoilé en son temps. As-tu médité la parole d’Allahu ta’âlâ: “Un jour viendra où Je vous produirai mes miracles. Ne vous montrez pas impatients” (Coran, XXI, 38.). Ne m’interroge donc pas avant l’heure et sois sûr et certain que tu n’arriveras qu’à force de marcher... “N’ont-ils jamais parcouru le monde? ils auraient connu la fin malheureuse de leurs devanciers” (Coran, XXX, 8; XXXV,43; XL, 22.).

Mon fils! Je t’assure que si tu marches dans la voie de soufisme, tu verras des merveilles à chaque étape. Sacrifie ton âme, car l’essence est dans le sacrifice, comme l’a dit Dû n-Nûn al-Misrî [19] à l’un de ses disciples: “Si tu peux donner ta vie, viens à moi; sinon ne t’occupes pas des futilités du Soufisme”.

Mon fils! je vais te donner huit conseils; reçois-les pour que ta science ne soit pas ton ennemie au jour de la Résurrection; quatre concernant ce que tu dois pratiquer et quatre, ce que tu dois éviter.

Voici d’abord ce que tu dois éviter:

1) Te garder absolument de discuter avec autrui, car la discussion cause bien des dommages et recèle plus de mal que de bien. Elle est, en effet, la source de tous les vices comme l’hypocrisie, la jalousie, la fierté, la rancune, l’inimitié, l’orgueil et les autres. Certes tu peux discuter sur une question avec une personne ou un groupe da personnes mais à condution que tu veuilles leur montrer la vérité. Et ce vouloir doit s’accompagner de deux signes:

N’établir aucune différence entre la vérité découverte par toi et celle qui serait découverte par un autre.

Préférer discuter dans un lieu retiré plutôt que devant une grande assemblée.

Ecoute, je vais te donner une règle:

Sache que poser des questions au sujet de certaines difficultés, c’est exposer une maladie de coeur au médecin; la réponse, c’est l’effort que le médecin prodigue pour la guérir.

Sache aussi que les ignorants sont des cardiaques et les savants, leurs médecins. Le savant incomplet ne réussit pas le traitement. Le savant vraiment savant ne traite pas tout malade, mais seulement celui qu’il estime apte à recevoir le traitement et le salut. Si le mal est chronique ou incurable, l’art du médecin est de dire: celui-là est inguérissable. Il ne s’occupera donc pas de la soigner, car il perdrait son temps.

Sache qu’il y a, sous le nom d’ignorants, quatre espèces de malades: l’un est curable, les autres non. Le premier de ceux-ci est celui dont les questions et les réponses sont provoquées par la jalousie et la haine [20].

Répondre au jaloux de son mieux, avec éloquence et clarté, c’est le pousser davantage dans la voie de la haine, de l’inimitié et de la jalousie. Il ne faut donc pas se soucier de lui:

On espère guérir toutes les maladies, hormis l’inimitié dont la cause est l’envie”.

Tu dois donc t’éloigner de lui et l’abandonner avec sa maladie. Allahu ta’âlâ, n’a-t-il pas dit: “Ecarte-toi de celui qui refuse de Nous prier et qui ne recherche que les plaisirs de ce bas monde”? (Coran, LIII, 30; XX, 17.)

Le jaloux, par ses propos et par ses oeuvres, incendie le grain de ses actes. Comme l’a dit notre Prophète Muhammad aleihissalâm: “La jalousie dévore les bonnes actions, comme le feu consume le bois”.

Le mal du second vient de sa sottise. Lui aussi est inguérissable. Comme l’a dit Îsâ aleihissalâm: “Il ne m’a pas été impossible de ressusciter les morts, mais j’ai été incapable de guérir les sots[21]. Car le sot est un homme qui travaille à apprendre en peu de temps quelque chose, tant dans les connaissances révélées que dans les rationnelles. Poussé par sa sottise, il interroge et contrarie le grand savant qui a passé sa vie à étudier les sciences révélées et rationnelles. Ce sot est un ignorant qui s’imagine cependant que ce qui l’embarasse, embarasse aussi le grand savant [22]. S’il ne se rend pas compte de cette erreur, ses questions et ses répliques viennent de sa sottise. Tu n’as donc pas à t’occuper de lui répondre.

Le troisième demande à être dirigé: tout ce qu’il ne comprend pas dans les paroles des grands savants, il en attribue la cause à la faiblesse de ses facultés intellectuelles. S’il interroge, c’est en vue de tirer profit de la réponse, mais c’est un sot qui ne saisit pas les vérités; il ne faut pas non plus t’occuper de lui répondre, comme a dit Muhammad aleihissalâm: “Nous, les prophètes, il nous a été ordonné de parler aux gens selon leur intelligence”.

Le seul qui soit curable, c’est le vrai chercheur de la vérité: sage et compréhensif; il ne doit pas être l’esclave de la jalousie, de la colère, des honneurs, des biens de ce monde et des passions. Il doit rechercher la voie droite. Ses questions et ses réponses ne doivent être suscitées ni par l’envie, ni par l’entêtement ni par un amour excessif de la critique. Celui-là est guérissable; tu peux donc te soucier de lui répondre; bien plus: tu dois lui répondre.

2) Tu dois, en second lieu, éviter avec le plus grand soin d’être un sermonneur et un missionnaire. Car cela présente bien des inconvénients. A moins, toutefois, que tu ne joignes l’exemple à la parole; puis tu inviteras les autres à t’imiter. Médite la parole qui fut dite à Hadrat Î’sâ fils de Marie: “Sermonne alors ton nafs d’abord; si elle en profite, sermonne alors les autres. Sinon, aie honte devant ton Seigneur”. Mais si tu te vois contraint d’entreprendre cette tâche, garde-toi de deux défauts:

De l’affectation dans la parole, les expressions, les gestes, les extravagances, les vers et les strophes. Allahu ta’âlâ déteste les hommes affectés. L’affectation révèle en effet, le désordre et l’insouciance intérieurs. Prêcher, c’est pousser l’homme à se rappeler le feu de l’autre vie, sa négligence à servir le Créateur, le temps passé à s’occuper de choses inutiles; c’est l’inviter à penser aux obstacles qui peuvent l’empêcher de croire en l’au-delà, à penser aussi à l’état dans lequel il se trouvera entre les mains de l’ange de la mort, à se demander s’il peut répondre aux questions de Munkar et de Nakr [23], à s’occuper sérieusement de son état au jour de la résurrection. Pourra-t-il passer sain et sauf le pont [24] qui sépare ce monde de l’autre ou bien tombera-t-il dans le précipice? toutes ces choses resteront gravées dans son coeur et le tourmenteront. L’embrassement du Feu, les lamentations à la pensée de ces malheurs, cela s’appelle l’avertissement.

Informer les gens et leur montrer ces choses, attirer leur attention sur leur négligence et leurs excès, les inciter à penser à leurs défauts afin que l’ardeur de ce Feu touche les membres de l’assemblée et que ces malheurs les effrayent de telle sorte qu’ils rattrapent, dans la mesure du possible, les jours passés de leur vie et regrettent ceux qui ont été employés à autre chose qu’à la soumission à Allahu ta’âlâ, ces idées que je viens de résumer forment ce que l’on appelle un sermon. Si tu voyais l’inondation atteindre une maison où se trouve ton semblable avec toute sa famille, tu crierais: “Prenez garde! prenez garde! fuyez devant le torrent!” Dans une pareille situation, tu n’avertirais pas le propriétaire de la maison avec des manières, des expressions affectées, des traits d’esprit et des allusions, certes pas! Ainsi doit être le prédicateur: il doit éviter tout cela.

Le deuxième défaut, c’est de prétendre à soulever tes auditeurs pour qu’ils expriment avec ostentation leur enthousiasme devant tes dons et ton génie, par exemple en déchirant leurs vêtements, afin qu’on se récrie: Quel extraordinaire orateur! Tu ne pencherais alors que vers les choses d’ici-bas, ce qui est un fruit de la futilité. Mais ton élan et ton ardeur doivent prendre pour buts d’appeler les gens de ce monde à l’autre, de la désobéissance à l’obéissance, de l’attachement aux choses de ce monde à la vie ascétique, de l’avarice à la générosité, du doute à la certitude, de l’oubli négligent au sursaut de la conscience, de la vanité à la piété; et de leur faire aimer l’au-delà et détester ce monde; de leur apprendre la science de l’adoration et de l’ascétisme; et de ne pas les faire présumer de la générosité d’Allahu ta’âlâ, ni de sa miséricorde; car ce qui domine leur nature, c’est l’éloignement de la voie de la religion, la recherche de ce qu’Allahu ta’âlâ n’agrée pas et la pratique des mauvaises moeurs. Jette alors la peur dans leurs coeurs, effraie-les, terrifie-les, qu’ils redoutent le péril qui les attend, ils s’attacheront alors fermement à obéir à Allahu ta’âlâ et à cesser de Lui désobéir.

Telle est la voie à suivre pour sermonner autrui et lui donner des conseils. Toute autre manière de prêcher constitue un danger pour celui qui parle comme pour celui qui écoute. Bien mieux, on l’a dit: un mauvais prédicateur est un monstre de perfidie diabolique qui écarte les gens de la voie droite pour les perdre. Ils doivent donc le fuir, car Satan en personne n’altérait pas leur Foi autant que lui. L’auditeur qui en aurait le pouvoir devrait le faire descendre de la chaire et l’empêcher de poursuivre ses ravages — conséquence naturelle du précepte qui commande de faire le bien et interdit de pratiquer le mal.

3) Tu dois, en troisième lieu, éviter de fréquenter les princes et les sultans. Tu dois même éviter de les rencontrer, car leur rencontre et leur société, autant que leur fréquentation, constitue un danger. Si, cependant, tu es obligé de les fréquenter, évite de les complimenter, car Allahu ta’âlâ est courroucé quand on loue les oppresseurs et les scélerats. Et celui qui implorerait pour eux une longue vie, exprimerait ainsi le désir qu’il soit désobéi à Allahu ta’âlâ sur la Terre.

4) Tu dois, quatrièmement en enfin, éviter d’accepter quoi que ce soit des dons et des cadeaux des Sultans, quand bien même tu serais sûr qu’ils ont été bien acquis. Car, accepter leurs dons, c’est corrompre la religion, puisque c’est en venir à les flatter, les respecter, à approuver leur injustice. Tout cela corrompt la religion. Le moindre mal qui puisse en résulter c’est qu’en acceptant leurs dons et en profitant de leurs richesses, tu n’en arrives à aimer ces Sultans. Or, celui qui aime quelqu’un, aime par le fait même à le vivre le plus longtemps possible et demeurer en ses fonctions. — Prendre plaisir à voir persister l’injustice, c’est vouloir que l’injustice opprime les créatures d’Allahu ta’âlâ, c’est vouloir la ruine du monde. Quoi de plus nuisible à la foi et à la fin de l’homme? Garde-toi bien d’être fasciné par le démon ou trompé par des paroles comme celles-ci: “Qu’il vaut mieux soutirer de l’argent de ces Sultants pour le donner aux pauvres. Ils dépensent, eux, cet argent dans la débauche et la désobéissance; tu le dépenseras, toi, pour les faibles: tu agis donc mieux qu’eux”. Le maudit a coupé le cou à beaucoup de gens par des tentations semblables et les dégâts qu’il a causés sont profonds et immenses. J’en ai parlé dans la Régénération des sciences, consulte cet ouvrage.

Voici maintenant les quatre autres conseils que tu dois mettre en pratique:

1) Ta conduite avec Allahu ta’âlâ doit être telle que si ton serviteur agissait de même avec toi, tu en serais content, n’y trouverais nulle offense et nul sujet de colère; ce que, par contre, tu ne permets pas à ton prétendu serviteur, Allahu ta’âlâ, qui est ton vrai Maître, ne l’acceptera pas, non plus, de ta part.

2) Fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fit, car la foi de l’homme n’est parfaite que lorsqu’il désire pour tout le monde ce qu’il aime pour soi-même.

3) Soit que tu enseignes ou que tu étudies, il faut que ta science améliore ton coeur et ton âme. Si tu apprenais qu’il ne te reste à vivre qu’une semaine, tu ne t’occuperais alors ni de jurisprudence, ni de controverse, ni de sources [24] ni de théologie ou d’autres sciences semblables, parce que tu sais qu’elles ne t’enrichissent pas. Mais tu t’occuperais de surveiller ton coeur et d’étudier les dispositions de ton âme, de t’éloigner des attaches du monde et de purifier ton âme des mauvaises habitudes, tu t’occuperais d’aimer Allahu ta’âlâ, de l’adorer et d’acquérir les plus belles vertus. Souviens-toi que l’homme, chaque instant, peut mourir.

Mon fils, écoute encore ces quelques paroles, médite-les bien pour y trouver ton salut. Si l’on te disait que le sultan va venir te faire visite dans une semaine, je sais bien qu’alors tu ne t’occuperais qu’à améliorer ce qui va tomber sous ses yeux: vêtements, corps, maison, meubles, etc. Maintenant, médite ce que je viens de te signaler; car tu es capable de comprendre et celui qui est intelligent saisit, en peu de mots. Le Prophète aleihissalâm, bien-aimé d’Allahu ta’âlâ dit: “Allahu ta’âlâ ne regarde pas vos visages, ni vos actions, mais IL regarde vos coeurs et vos intentions." Si tu veux savoir les états que peut connaître le coeur, reporte-toi à la “Ihyâ-ul-ulûm-id-dîn” et à d’autres de mes ouvrages. Car cette science est un devoir individuel [25]; les autres sont des devoirs qui incombent à l’ensemble de la communauté [26], sauf ce qui touche aux devoirs envers Allah, tels les ablutions rituelles, les prières et autres.

Qu’Allahu ta’âlâ t’assiste pour que tu apprennes et pratiques tout ce que je viens de t’exposer, si Allah le veut.

4) N’amasse pas des biens de ce monde plus qu’il ne te faut pour entretenir ta famille pendant une année: ainsi faisait Muhammad aleihissalâm avec certaines de ses femmes. Il disait: “Mon Allah fais que la nourriture de la famille de Muhammad aleihissalâm soit suffisante”. Il n’agissait ainsi que pour ses femmes dont la résignation (à cause de l’humanité) était faible. Pour celles dont la résignation était ferme, il se bornait à souhaiter la nourriture d’un jour ou même d’une demi-journée.

Mon fils, j’ai écrit cette lettre sur tes instances. Il te reste à la mettre en pratique; et ne m’obulie pas dans tes pieuses prières. Quant à l’oraison que tu m’as demandée, cherche-la dans les invocations que rapportent les Traditions authentiques. Récite, cependant, l’appel suivant dans les circonstances critiques et surtout à la fin de tes prières:

“Mon Allah, je te demande une grâce totale, une protection constante, une miséricorde complète, une santé effective, une vie large, une existence heureuse, des bienfaits extrêmes, des faveurs en tous domaines, des marques de la plus délicate générosité et de la bonté la plus directe.

“Mon Allah, sois avec nous et ne sois pas contre nous.

“Mon Allah, termine par le bonheur nos vies; réalise largement nos espoirs; joins par la santé nos matins à nos soirs; dirige notre fin vers ta misércorde; déverse l’abondance de ton pardon sur nos fautes; accorde-nous la faveur de nous corriger de nos défauts; fais de la piété notre viatique; dirige vers ta religion notre effort, mets en Toi notre confiance et sois notre constant appui. Mon Allah, affermis-nous dans la voie de la droiture; éloigne-nous pendant cette vie de ce qui pourrait causer notre repentir, au jour de la Résurrection; allège-nous le poids des péchés; donne-nous le pain halâl; écarte de nous la malice des Méchants; délivre nous, ainsi que nos pères et mères, nos frères et soeurs, du Feu de l’enfer par ta miséricorde, ô très Fort, très Miséricordieux, Généreux et Protecteur; ô très Savant et très Puissant, ô mon Allah, ô mon Allah, ô mon Allah, par ta miséricorde, ô Toi le plus Miséricordieux des miséricordieux, l’Alpha et l’Oméga; ô Toi, Possesseur de la plus grande force, qui as pitié des pauvres et des déshérités, et le très Misérocordieux; il n’y a pas d’autre dieu que Toi. Gloire à Toi, j’ai été du nombre des Injustes; et bénédiction d’Allah sur notre Prophète Mohammad aleihisselâm, sa Famille et tous ses Compagnons (Ashab), et louange à Allahu ta’âlâ, Maître des Mondes.


Notre Prophète “sallallahu aleihi wa sallam” a communiqué: “La personne qu’Allah le Très-Haut apprécie le plus, c’est celle qui apprend sa religion et qui l’enseigne aux autres. Apprenez votre religion de la bouche des savants islamiques!”
Celui qui ne peut pas trouver un vrai savant doit étudier les livres des savants Ahl-i sunna et essayer de les propager. Un musulman qui a de la connaissance, de la pratique et de la sincérité s’appelle “savant islamique”. Si l’une de ces trois particularités n’existe pas chez quelqu’un qui fait semblant de savant est appelé “bigot ou religieux malfaisant”. Le savant islamique est le gardien de la religion, mais le bigot est le collaborateur du Satan [27].

Notes:

[1] On peut aussi traduire par: “la vivification des sciences religieuses”: c’est le principal ouvrage d’al-Gazâlî parmi ceux qui s’adressent au grand public. Cet important et célèbre ouvrage est l’expression la plus claire et la plus adéquate de la crovance Ahl-i Sunna (sunnite) de l’Islâm. Il est fondé sur la révélation (le Coran, Kur’ân-al karîm) la Tradition et sur le sentiment même de la piété, non sur la théologie dialectique; et il s’adresse à la généralité des croyants. Il est composé avec un très grand art, partagé en quatre quarts contenant chacun 10 livres ou traités spéciaux.

Le premier quart a pour objet les pratiques religieuses essentielles: la pureté légale, les ablutions rituelles, la prière, l’aumône, le jeûne, le pèlerinage, la lecture ou la récitation du Coran, son explication, les heures canoniques. Au début sont deux traités sur la science et sur las fondements de la foi.

Le second quart a pour objet les bonnes moeurs: dans la nourriture, la mariage, le commerce, les affaires, les voyages. Il contient aussi des traités sur l’amitié et la fraternité, la retraite et la vie solitaire, le licite et l’illicite, l’audition de la musique et des chants; il est terminé par des exemples tirés de la vie du Hadrat le Prophète.

Les deux autres quarts, plus étendus que les deux précédents, sont consacrés à la mystique et à sa morale: le troisième quart, la partie négative de cette morale; le quatrième, la partie positive, ou: ce qui perd et ce qui sauve. La partie négative roule sur la correction des moeurs, le refrènement des appétits de la chair, les dangers de la langue, et contient des traités contre la colère, la haine, l’envie, l’avarice, l’amour de l’argent, contre l’orgueil, l’amour de la gloire et des honneurs. Enfin les livres de la partie positive portent des titres qui sont des noms d’états mystiques: le repentir, la patience et la reconnaissance, la crainte et l’espérance, la pauvreté et l’ascétisme, l’amour et le désir, la familiarité et la satisfaction avec Allah et l’abandon à Allah. Les derniers livres sont sur la mort, la résurrection et les états de l’au-delà.

Al-Gazâlî renvoie bien souvent dans la Lettre au Disciple [“Ayyuhal Walad”] la Régénération. C’est pourquoi nous en avons donné cette courte analyse.

[2] Sikanjabine: mot persan d’un remède désignant un breuvage composé d’eau, de miel ou de sucre et de vinaigre.

[3] Vers en persan dans le texte.

[4] Hadîth = Tradition. Ce mot signifie d’abord une communication ou un récit en général, de nature profane ou religieuse, puis en particulier “une information relative aux actes ou aux paroles du Hadrat le Prophète Muhammad aleihissalâm”. C’est dans ce dernier sens qu’il est employé dans ce texte. Cf. Encyc. de l’Islâm II, 201.

[5] Walî (Saint) et théologien célèbre du premier siècle de l’hégire (642-728). Cf. Encycl. de l’Islâm, II, 290. On appelle ce grand savant Islamique Tabi’în parce qu’il vecut à l’époque des Compagnons (Ashâb-ı kiram) de Muhammad aleihissalâm.

[6] ‘Alî, fils d’Abû Tâlib, cousin et gendre du Hadrat le Prophète Muhammad alehissalâm, IVème Calife ahl-i Sunna (décédé en 61 = 40 de l’hégire). Il était âgé de 63 ans.

[7] En réalité ce sont des paroles de l’Evangile original.

[8] Premier Calife de Muhammad aleihissalâm (décédé en 634 = 13 de l’hégire).

[9] Il mourut par suite des blessuers reçues à la bataille du Fossé de Médine, l’an 5 de l’hégire.

[10] Fils aîné du deuxième Calife ‘Omar Bin Hattab (Radıallahu anh). Il fut en particulier l’un d’Ashâb-ı kirâm les plus considérés de Muhammad aleihisalâm (décédé en 693 = 73 de l’hégire). Il était agé de 89 ans.

[11] Célèbre savant en religion, mujtahid et walî (Saint Islamique) du 2ème siècle de l’hégire.

[12] Il s’agit des trois jours qui suivent immédiatement la Fête musulmane de Sacrifice. En effet, la viande des bêtes sacrifiées est desséchée pour être gardée et consommée plus tard. — On partage la viande des bêtes sacrificiées en trois parties; on en donne une partie aux pauvres et aussi une partie aux voisins et une partie chez-soi.

[13] Religion, sharia.

[14] Jurisconsulte (savant de fıqh) célèbre. Il naquit en 861, et mourut en 945. Il eut ausi un penchant pour le tasawwuf (soufisme). Il était un grand walî (Saint).

[15] Maître de Hatim al-Atamm décédé en 790.

[16] Grand awliya, soufiste, né à Balh, où il mourut en 852. On dit qu’il feignit d’être sourd; d’où son sobriquet.

[17] Autre nom du Coran; il distingue le vrai du faux.

[18] Il a vécu après Hadrat Ibrahîm. Il est un Prophète ou Walî (Saint). Il a voyagé avec Moûçâ aleihissalâm. Son âme paraissait en forme d’homme pour aider les pauvres.

[19] Originaire de Nubie, (la région au sud de l’Egypte, à la frontière de l’Ethiopie), mourut à Baghdad en 860. Il est le grand soufiste, comme le premier, qui a systématisé la connaissance de tasawwuf en Egypte.

[20] Textuellement: de jalousie, les ignorants qui suivent leurs caprices, jalousent les savants Islamiques.

[21] C’est un miracle de Jésus (Îsâ aleihissalâm). Il ressuscitait les morts. Il dit: “Je n’ai pas pu faire saisir la vérité aux personnes imbéciles”.

[22] L’auteur vise les détracteurs.

[23] Noms de deux anges qui examinent et punissent sérieusement les morts dans leurs tombes. Les deux anges interrogent les morts avec sévérité et grandeur par le commandement d’Allahu ta’âlâ. Cf. Encyc, de l’Islam Alimleri. A comparer avec Gaude-Froy-Demombynes, Les Institutions Musulmanes, page 64: “A peine s’est éteint le bruit des pas de ceux qui l’ont enfermé dans la tombe, que le mort est visité par deux anges terribles, Nakîr et Munkar, qui l’interrogent: “Quel est ton Seigneur? Quelle est ta foi? Quel est ton prophète? S’il répond en récitant la profession de foi musulmane, la “chahâda” qu’on a répétée autour de lui avant sa mort et qui doit avoir été le thème de ses dernières paroles, les anges le quittent doucement et ouvrent dans la tombe une porte d’où il peut voir son siège dans le Paradis. S’il ne répond pas ou s’il répond mal, les anges le frappent avec des massues de fer et dans la tombe une porte s’ouvre qui lui montre sa place en Enfer”.

[24] Il s’agit des sources de la croyance et du droit Islamique, c’est-à-dire du Coran, des Hadiths, etc...

[25] Fard ‘ayn; c’est-à-dire devoir qui doit être accompli par tous les musulmans et individuellement.

[26] Fard kifâyah, c’est-à-dire prière collective qui est accomplie par une partie quelconque de la communauté musulmane, sans que tous ses membres soient individuellement tenus de l’accomplir. Quand quelques Musulmans l’accomplissent, les autres ne doivent pas le faire.

[27] La connaissance qui n’est pas acquise avec sincérité pour la pratiquer n’a aucune utilité. (Hadika). V.1. page 366 et 367 et (Maktubât) volume 1. lettres 36, 40, 59 et 157.

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