15 août 2009

Ibn Khaldoun, Prolégomènes, (II) - note de lectura

Sur la dignité de vizir: « Le vizirat est la souche dont dérivent les diverses charges sultaniennes et les dignités royales. En effet, le mot seul de vizirat indique d’une manière générale l’idée d’assistance, car il dérive, soit de la troisième forme du verbe ouezera, laquelle signifie aider, soit de ouezr, nom qui signifie fardeau. On comprendra la dernière dérivation en se rappelant que le vizir porte, simultanément avec le souverain, le poids et le fardeau des affaires. Donc cela revient à la simple idée d’assistance. » (p. 4)

« Au commencement de ce chapitre nous avons laissé voir que les actes résultant de l’exercice de la souveraineté peuvent tous se ramener à quatre catégories : 1° Prendre les mesures nécessaires pour la protection de la communauté, en faisant l’inspection des troupes et de leurs armes, et en s’occupant de la guerre et de tout ce qui peut servir à défendre les sujets et à repousser l’ennemi. Voilà les fonctions du vizirat tel qu’il existait autrefois dans les empires de l’Orient, et tel qu’il se maintient encore dans les pays de l’Occident. 2° Correspondre au nom du sultan avec ceux qui demeurent au loin, communiquant ainsi ses ordres aux personnes qui n’ont pas la facilité de s’approcher de lui. L’officier qui remplit ces fonctions c’est le secrétaire (kateb). 3° Faire rentrer les impôts, surveiller l’emploi des deniers publics et en tenir un registre exact et détaillé, afin d’empêcher le gaspillage. Celui qui est chargé de cette partie se nomme le trésorier-percepteur, fonctionnaire qui, de nos jours, porte en Orient le titre de vizir. 4° Empêcher les solliciteurs d’obséder le sultan et de le déranger dans ses occupations sérieuses. La personne qui remplit ces fonctions s’intitule le chambellan. » (p. 4-5)

L’administration des premier khalifes arabes était grossière et les fonctions manquaient presque complètement. C’est le signe du sacré. Au fur et à mesure que le khalifat change en sultanat, les fonctions administratives apparaissent, et leur pouvoir s’élève. C’est le signe de la royauté terrestre.

« Plus tard, le pouvoir temporel échappa définitivement aux khalifes et passa entre les mains des princes persans ; toutes les institutions administratives qui étaient particulières au khalifat tombèrent en désuétude. Ces rois, n’osant pas s’arroger les titres consacrés spécialement à la dignité de khalife, et trop fiers pour adopter ceux qui appartenaient au vizirat, charge exercée alors par leurs propres serviteurs, se décidèrent à se faire appeler émir et sultan. Celui d’entre eux qui exerçait l’autorité suprême portait le titre d’émir des émirs (emîr el omerâ), ou bien celui de sultan, à quoi il ajoutait les titres honorifiques que le khalife lui avait accordés. Quant au titre de vizir, ils le laissèrent au fonctionnaire qui administrait le domaine privé du khalife. Ces usages se maintinrent jusqu’à la fin de leur domination. » (p. 10)

« La charge d’administrateur des finances est une de celles dont un gouvernement royal ne saurait se passer. Ce fonctionnaire dirige *16 les divers services financiers et veille aux intérêts du gouvernement en ce qui concerne les recettes et les dépenses ; il tient la liste nominative des soldats dont se compose l’armée ; il fixe la quantité de leurs rations et leur remet la paye aux époques où elle devient due. Dans toutes ces opérations, il se guide d’après certains tableaux dressés par les chefs de ces services et par les intendants du domaine privé. » (p. 19

Les livres de comptabilité de l’empire s’appellent Divan. Ce nom est donné aussi au lieu où les percepteurs tiennent leurs séances.

« Voici comment on explique l’origine de ce mot : Chosroès (le roi de Perse), ayant vu un jour les commis du divan qui faisaient des calculs de tête et qui semblaient, chacun, se parler à soi-même, s’écria, en langue persane, divané !, c’est à dire, « ils sont fous ». Depuis lors le nom de divané se donna au lieu où ces écrivains se tenaient, et, comme il devint d’un emploi très fréquent, on supprima la lettre finale pour alléger la prononciation. Ensuite ce terme fut employé pour désigner le livre qui traitait des services financiers et qui en renfermait les tableaux avec des modèles de calcul. Selon d’autres, divan signifie démon en persan : les commis de l’administration, disent ils, furent ainsi nommés à cause de leur promptitude à débrouiller les affaires les plus obscures et à rapprocher (les indications) éparses et dispersées. Plus tard le mot divan servit à désigner le lieu où ces employés tenaient leurs séances ; puis il s’appliqua, par analogie, à la réunion des écrivains qui dressaient les dépêches et à l’endroit près de l’entrée du palais où ils se tenaient assis. » (p. 19-20)

Sur l’institution du divan: « Le divan tient une grande place dans l’organisation d’un gouvernement royal, ou, pour mieux dire, il est une des trois colonnes sur lesquelles ce gouvernement s’appuie. En effet, un royaume ne saurait se maintenir sans armée, sans argent et sans moyens de correspondre avec ceux qui se trouvent au loin. Le souverain a donc besoin de personnes capables de l’aider dans la direction des affaires d’épée, de plume et d’argent. Le chef du divan prend, pour cette raison, une grande part à l’administration du royaume. » (p. 23)

Sur la charge de taoukiâ (secrétaire): « Pour remplir une place de cette importance il fallait nécessairement une personne appartenant à une des classes élevées de la société, un homme grave et honorable, doué d’un grand savoir et du talent de bien exprimer ses idées. En effet, un secrétaire est tenu de se montrer versé dans les principes de toutes les sciences, vu que ce sont des matières dont il est souvent question dans les réunions qui ont lieu chez le sultan et aux audiences qu’il tient pour l’administration de la justice. Le secrétaire, étant obligé par son emploi de fréquenter la société du prince, doit aussi se distinguer par un grand savoir vivre et par des manières agréables. Ajoutons que, pour rédiger des lettres et exposer en bon ordre les choses qu’on est chargé de communiquer par écrit, on doit connaître parfaitement tous les secrets du beau langage. » (p. 28)

Les Arabes et la mer: « Au commencement de l’islamisme, les Arabes étaient encore trop imbus des habitudes de la vie nomade pour devenir des marins aussi habiles et aussi entreprenants que les Grecs et les Francs, peuples qui, accoutumés à lutter contre la mer et à vivre dans des navires qui les transportaient de pays en pays, s’étaient faits à ce genre de vie et avaient l’habitude d’en affronter les dangers. Les Arabes, ayant acquis une vaste puissance par la fondation de leur empire, avaient réduit sous leur domination et asservi une foule de peuples étrangers. Voyant alors que chacun des vaincus qui savait un art cherchait à s’en faire un mérite auprès d’eux, ils prirent à leur service un grand nombre de matelots pour les besoins de la marine. Ayant, alors affronté la mer à plusieurs reprises, et s’étant habitués à lutter contre elle, ils changèrent d’opinion à l’égard de cet élément. Souhaitant avec ardeur le bonheur d’y porter la guerre sainte, ils construisirent des navires et des galères, équipèrent des vaisseaux, les armèrent et les remplirent de troupes dans le but de combattre les peuples infidèles d’outre mer. » (p. 39)

Différence remarquable qui existe entre les charges d’épée et celles de plume

L’épée et la plume: « L’épée et la plume sont deux instruments dont le souverain se *41 sert dans la conduite de ses affaires. Tous les empires, pendant la première période de leur existence, et aussi longtemps qu’on s’occupe de leur établissement définitif, ont plus besoin de l’épée que de la plume. A cette époque, l’épée est le coadjuteur du sultan, tandis que la plume n’est que la servante chargée de transmettre ses ordres. Il en est de même quand l’empire tire vers sa fin : l’esprit de patriotisme s’est alors très affaibli, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs, et la décrépitude dont l’empire ressent les atteintes a diminué la population. Alors, de même que dans les premiers temps, le gouvernement doit se faire appuyer par les gens d’épée ; leur concours lui est indispensable, s’il veut se faire respecter et se défendre. Pour obtenir ce double résultat, il trouvera l’épée plus utile que la plume. Aux deux époques que nous venons d’indiquer, les gens d’épée jouissent d’une haute considération, d’une grande aisance et de riches apanages ; mais, quand l’empire est au milieu de sa carrière, le sultan n’a plus autant besoin de leurs services : il a déjà établi son autorité et n’a plus d’autre souci que de recueillir les fruits de la souveraineté. (Pour lui l’essentiel est maintenant) de faire rentrer les impôts, d’enregistrer (les recettes et les dépenses), de rivaliser en magnificence avec les autres dynasties et de transmettre partout ses ordres. Pour cela, son meilleur auxiliaire est la plume, dont il a maintenant le plus grand besoin. » (p. 46-47)

Sur les emblèmes de la royauté et les marques distinctives de la souveraineté

Le droit de déployer des drapeaux et des étendards, de faire battre des tambours et de faire sonner des trompettes et des cors.

Sur l’influence de la musique: « il est certain que l’esprit de l’homme éprouve un sentiment de joie et de plaisir quand il entend le son de voix douces et mélodieuses ; le tempérament de l’âme subit alors une telle excitation, que les difficultés paraissent faciles à cet homme, et qu’il ose affronter la mort dans l’exécution de ce qui le préoccupe. Les sons influent même sur les animaux : tout le monde sait que le chameau obéit à la voix de son conducteur, et que le cheval se laisse impressionner par le sifflement et les cris de son cavalier. L’effet produit par les sons est encore plus fort quand ils ont des rapports (d’harmonie) les uns avec les autres, ainsi que cela se trouve dans les chants. Le lecteur sait à quel point la musique affecte ceux qui l’entendent. C’est pour cette raison que les peuples étrangers font jouer des instruments de musique sur le champ de bataille, et n’emploient ni tambours ni trompettes. Les musiciens entourent le roi, comme faisant partie de son cortège, et jouent avec un tel effet, qu’ils animent les guerriers à courir au devant de la mort. Chez les Arabes (nomades de l’Afrique), nous avons vu que, dans leurs guerres, le récitateur marche en tête du cortège (qui entoure le chef), en chantant des vers, afin d’exciter le courage des guerriers ; et il en résulte qu’ils se précipitent à l’envi sur le champ de combat, pour s’élancer chacun contre son adversaire. Le même usage se retrouve chez les Zenata, peuple (berber) du Maghreb : leur poète marche en avant de la colonne et chante à faire tressaillir les montagnes ; il oblige ainsi à courir au devant de la mort ceux qui n’y pensaient même pas. Ils appellent ce chant tazouagaït. Ces effets sont le résultat d’un sentiment de joie que l’on éprouve dans l’âme et qui réveille le courage avec autant de force que le vin, liqueur qui inspire aussi un sentiment de joie. » (p. 48-49)

Sur le trône: « Le trône (serîr), la chaire (minber), la chaise (takht) et le fauteuil (korsi), sont des morceaux de bois joints ensemble ou des sièges à plusieurs marches. Ils servent au sultan, afin qu’il soit assis plus haut que le reste de l’assemblée et qu’il ne se trouve pas au niveau des assistants. L’usage du trône a toujours existé tant dans les royaumes antérieurs à l’islamisme que parmi les dynasties étrangères. Quelquefois même on s’asseyait sur des trônes d’or. Celui de Salomon, fils de David, était en ivoire revêtu d’or. Les souverains ne se servent pas de trônes jusqu’à ce que leur empire soit devenu puissant et que le luxe y ait fait de grands progrès. Du reste, cela est une affaire d’ostentation, ainsi que nous l’avons déjà dit ; dans les dynasties naissantes, les habitudes de la vie nomade empêchent le souverain d’y penser. » (p. 53)

Du métier de fabricant de monnaie: « Ce mot signifie marquer les pièces d’or et d’argent qui servent au commerce avec un coin de fer, sur lequel sont gravés à rebours des figures ou des mots. Quand on frappe avec ces coins les pièces d’or ou d’argent, les empreintes des coins se reproduisent sur ces pièces dans leur sens naturel. On a dû préalablement s’assurer du titre de ces métaux en les affinant par la fonte à diverses reprises, et donner aux flans le poids déterminé dont on est convenu. Alors les pièces dont il s’agit se prennent dans le commerce au compte ; si elles n’ont pas un poids déterminé, on ne les prend qu’au poids. Le mot sicca servait d’abord à désigner le coin, c’est à dire, le morceau de fer avec lequel on frappait les pièces ; ensuite on l’employa pour désigner l’empreinte laissée par le coin, je veux dire les marques imprimées en relief sur les pièces d’or et d’argent. Plus tard on l’a appliqué à la direction de ce genre de fabrication et à la surveillance qui s’exerce sur l’exacte observation de toutes les règles prescrites en cette matière. C’est là l’office dont le mot sicca est devenu comme le nom propre dans le langage usuel de l’administration politique. Cet office est d’une absolue nécessité à l’empire, puisque c’est par son ministère que, dans les transactions commerciales, on distingue la bonne monnaie de la mauvaise, et que c’est le type connu, imprimé sur les monnaies par l’autorité du souverain, qui garantit leur bonté et prévient toute fraude. Les rois perses avaient leurs types monétaires, sur lesquels ils gravaient certaines figures consacrées par l’usage, telles, par exemple, que la figure du souverain régnant, ou celle d’un château, d’un animal, d’un objet de fantaisie ou de toute autre chose. Les Perses conservèrent cette pratique aussi longtemps que dura leur empire. » (p. 54-55)

Du cachet: « Le sceau (khatem). — La garde du sceau est une des dignités du sultanat, une des charges de la royauté. Les rois, tant avant qu’après l’islamisme, ont eu l’habitude d’apposer leurs sceaux sur les dépêches et les actes officiels. Dans les deux recueils de traditions authentiques, nous lisons que, le Prophète ayant voulu écrire au César, on lui fit observer que, chez les peuples étrangers, on n’acceptait aucune lettre, à moins qu’elle ne fût munie d’un sceau. Le Prophète fit donc faire un cachet en argent portant cette inscription : Mohammed rasoul Allah (Mohammed, l’envoyé de Dieu) : « Ces trois mots, dit El-Bokhari, furent rangés sur trois lignes ; le Prophète se servit de ce cachet et défendit d’en fabriquer un semblable. Selon le même auteur, le cachet du Prophète fut celui dont Abou Bekr, Omar et Othman firent usage ; il échappa de la main d’Othman, et tomba dans le puits d’Arîs, où il y avait toujours beaucoup d’eau, et dont on n’a jamais pu trouver le fond. Othman fut très affligé de cet accident ; il en tira un mauvais augure pour l’avenir, et fit fabriquer un autre cachet, semblable à celui qu’il avait perdu. L’emploi du cachet et l’inscription qu’il porte peuvent varier de plusieurs manières. Le mot khatem (cachet, sceau, bague) a diverses significations : il désigne l’objet qu’on porte sur le doigt et dont on se sert pour cacheter ; il signifie aussi l’achèvement d’une chose et son accomplissement ; ainsi l’expression, j’ai mis le sceau à une chose, signifie je l’ai terminée ; de même que cette autre expression, j’ai mis le sceau au Coran, équivaut à je l’ai lu en entier. C’est encore dans le même sens qu’il s’emploie dans les expressions : le sceau (khatem, c’est à dire, le dernier) des prophètes, et le khatema (ou conclusion) d’une chose. Ce même mot, employé sous la forme khitam, désigne le bouchon avec lequel on ferme l’orifice d’un vase ou d’une amphore. Il a ce sens dans cette parole de Dieu, le cachet (khitam) en sera de musc ; car ils se trompent ceux qui expliquent ce terme par le mot fin ou achèvement, et qui disent : « Cela signifie qu’après avoir bu (de ce vin) on sentira l’odeur du musc ». Le mot khitam n’a pas ici ce sens ; il signifie bouchon : on ferme, au moyen de l’argile ou de la poix, l’amphore qui contient du vin, afin de conserver cette liqueur et d’en améliorer le goût et le bouquet. Pour décrire l’excellence du vin du paradis, le Coran dit qu’il était cacheté avec du musc, substance qui, par son odeur et par son goût, est bien supérieure à l’argile et à la poix, dont on fait usage dans ce bas monde. Comme il est constant que le mot khatem s’emploie avec toutes ces significations, il est également certain qu’il peut désigner l’impression laissée par le cachet. » (p. 61-62)

Du tiraz (bordure de robe): « Parmi les usages qui, dans divers empires, contribuent à rehausser la pompe de la souveraineté, il y a celui de mettre les noms des princes, ou certains signes qu’ils ont adoptés d’une manière spéciale, dans l’étoffe même des vêtements destinés à leur usage et faits de soie ou de brocart. Ces mots écrits doivent se laisser apercevoir dans le tissu même de l’étoffe, et être tracés, soit en fils d’or, soit en fils d’une couleur différente de celle des fils dont se compose le fond de l’étoffe, sans or. Cela s’exécute par l’habileté des ouvriers, qui savent d’avance où il convient d’introduire ces fils dans le tissage même de l’étoffe. Par là les habits royaux se trouvent garnis d’un tiraz. C’est un emblème de dignité, destiné au souverain, aux personnes qu’il veut honorer en les autorisant à s’en servir, et à celles qu’il investit d’une des hautes charges du gouvernement. Avant l’islamisme, les rois de Perse faisaient mettre dans l’étoffe de leurs vêtements soit les portraits et les figures des souverains de ce pays, soit certaines figures et images appropriées à cet usage ; mais les princes musulmans substituèrent leurs noms aux figures, en y joignant d’autres mots qui étaient regardés comme de bon augure, ou qui exprimaient les louanges de Dieu. » (p. 66-67)

Du fostat (tente) et du sîadj (clôture): « Parmi les insignes et ornements de la royauté, on compte les tentes et les pavillons. On les fait avec de la toile de laine, ou de coton, ou de lin filé, avec du coton. Ils servent à rehausser la dignité du souverain pendant qu’il est en voyage. Il y en a de diverses couleurs, et leurs dimensions sont plus ou moins grandes, selon la richesse et la prospérité de l’empire. Au commencement de la domination islamique on se servait (dans les expéditions militaires) des tentes ordinaires, celles qui formaient les habitations du peuple (arabe) avant cette époque. Sous les premiers khalifes de la dynastie omeïade, les Arabes habitaient des tentes faites de poil de chameau et de laine, et ils continuèrent, pour la plupart, à vivre en nomades. Quand une tribu se mettait en marche pour faire une incursion ou pour aller à la guerre, toutes les fractions de cette peuplade partaient en même temps, et emmenaient avec elles leurs chameaux, leurs familles et leurs enfants, ainsi que le font les Arabes de nos jours. Aussi les armées (musulmanes), à cette époque, se composaient d’un grand nombre de tribus, dont chacune campait à part, et à une telle distance les unes des autres qu’elles ne pouvaient pas se voir. Tel est encore aujourd’hui l’usage des Arabes (du Maghreb). » (p. 68-69)

De la macsoura et de la prière (khotba) qui se fait du haut de la chaire

La chambre isolée (el beït el macsoura), dans laquelle le sultan se tient pendant la prière (publique), est une enceinte qui renferme le mihrab, avec tout ce qui s’y trouve et tout ce qui l’avoisine. La peur d’un attentat a été la cause de la création de cette chambre isolée. « L’invention de la macsoura date de l’époque où l’empire était devenu puissant, et où le luxe commençait à s’y introduire. Il en a été de même de tous les autres usages qui contribuent à la pompe de la souveraineté. Celui de la macsoura s’est conservé jusqu’à ce jour dans tous les royaumes musulmans, et, malgré le morcellement de l’empire abbacide, et le grand nombre des dynasties qui s’élevèrent ensuite, il se maintient toujours dans les pays de l’Orient. » (p. 72)

Sur la guerre et sur les usages militaires des divers peuples

« Les guerres et les combats de toute espèce n’ont jamais cessé d’avoir lieu entre les hommes depuis que Dieu les a créés. Ces conflits prennent leur origine dans le désir de quelques individus de se venger de quelques autres : chacun des partis rallie à sa cause tous ceux qui lui sont attachés par l’esprit de corps, et les encourage à combattre : les deux bandes se trouvent en présence, l’une avec l’intention de se venger, l’autre avec celle de se défendre, et voilà la guerre allumée. La guerre est naturelle à l’homme ; il n’y a aucune race, aucun peuple, chez lequel elle n’existe pas. Le désir de se venger a ordinairement pour motif la rivalité d’intérêts et la jalousie, ou bien l’esprit de violence, ou bien la colère, qui porte à châtier les ennemis de Dieu et de la religion, ou bien encore celle que l’on ressent quand il s’agit de défendre l’empire et d’y maintenir l’ordre. C’est généralement pour le premier motif que la guerre éclate entre des tribus voisines et entre des peuplades rivales ; le second, c’est à dire l’esprit de violence, existe surtout chez les peuples à demi sauvages qui habitent les déserts, comme les Arabes, les Turcs, les Turcomans, les Kurdes et les races qui leur ressemblent ; l’amour de la rapine les domine parce qu’ils pourvoient à leur subsistance au moyen de leurs lances et ne vivent que du bien d’autrui. Donc ils déclarent la guerre à quiconque veut défendre ce qui lui appartient. Leurs désirs ne s’étendent pas au delà du butin ; ils ne cherchent pas à se faire un rang dans le monde ni à fonder un empire : leur unique souci, le seul but qu’ils ont en vue, c’est de piller les autres hommes. Le troisième motif donne lieu à ce que la loi désigne par le terme djihâd (guerre sainte). Le quatrième motif porte le gouvernement d’un empire à combattre ceux qui se révoltent contre lui ou qui refusent de reconnaître son autorité. De ces quatre genres de guerre, les deux premiers sont iniques et méchants ; les deux autres sont justes et saints. » (p. 75-76)

Les recommendations du khalife Ali pour les guerriers: « Alignez bien vos rangs (afin d’être) comme un édifice solidement construit ; mettez au premier rang les hommes qui portent des cuirasses et au dernier ceux qui n’en ont pas ; serrez les dents ; c’est le meilleur moyen de faire rebondir l’épée si l’on vous porte un coup sur la tête ; jetez vous entre les lances (des ennemis), cela vous garantira mieux contre leurs pointes ; baissez les yeux, car cela raffermit le courage et tranquillise le cœur ; gardez le silence, cela sert à chasser l’engourdissement et convient mieux à la gravité (d’un soldat) ; faites attention à vos drapeaux, ne les penchez pas, ne les baissez pas et ne les mettez qu’entre les mains de vos plus braves guerriers. Soyez soutenus par un courage franc et persistant ; car, à force de persister, on obtient la victoire. »

Sur la victoire dans la guerre: « Dans la guerre on ne peut compter avec certitude sur la victoire, bien qu’on ait de son côté de nombreuses troupes, d’abondants approvisionnements et tout ce qui peut contribuer au succès. La victoire est une affaire de chance et de hasard ; mais je vais expliquer ce que j’entends par ces mots. Dans la plupart des cas, la victoire dépend de la réunion de plusieurs causes dont les unes sont visibles et les autres cachées. Les causes (ou moyens) visibles sont les troupes, leur grand nombre, l’excellence de leur équipement et de leurs armes, la foule de guerriers illustres par leur bravoure, l’ordre de bataille, la hardiesse de l’attaque et autres choses de ce genre. Les moyens cachés forment deux catégories : la première consiste en ruses de guerre, en bruits répandus perfidement pour jeter le trouble dans l’armée ennemie, en calomnies que l’on propage afin de mettre la désunion parmi ses adversaires, en empressement d’occuper des positions élevées du haut desquelles on puisse combattre l’ennemi qui, se voyant dans un lieu bas, s’imagine que tout est perdu et prend la fuite, en embuscades établies dans des marécages boisés ou dans des terrains creux, ou derrière des rochers ; ces troupes se montrent tout à coup à l’ennemi, au moment où il se jette dans le piège, et le forcent à chercher son salut dans la fuite. Nous pourrions augmenter cette liste s’il le fallait. Dans la seconde catégorie nous rangeons les moyens célestes dont l’homme ne saurait disposer et qui, agissant sur les cœurs, les remplissent de terreur, d’où résulte que les combattants abandonnent leurs positions et se retirent en désordre. La plupart des défaites sont amenées par un de ces moyens secrets ; chaque parti les emploie fréquemment afin de s’assurer la victoire, aussi, d’un côté ou de l’autre, ils doivent nécessairement produire leur effet. Voilà pourquoi le Prophète disait : « La guerre, c’est la tromperie », et qu’au nombre des proverbes des Arabes se trouve celui-ci : « La ruse est quelquefois plus utile que l’appui d’une tribu ». (p. 89)

A nombre égale, l’armée animée d’un seul esprit de corps sera plus forte que l’autre et aura plus de chances de vaincre.

Principe: la victoire dans la guerre résulte non pas d’une cause visible, mais d’une cause cachée, ce qui concerne la renommée et la réputation.

Sur la cause qui fait augmenter ou diminuer le revenu d’un empire

Loi: Dans un empire qui vient de se fonder les impositions sont légères et rapportent beaucoup ; mais, quand il tire vers sa fin, elles sont lourdes et rapportent peu.

Si les fondateurs de l’empire marchent dans la voie de la religion, ils n’adoptent que les impositions autorisées par la loi divine, qui ne sont pas lourdes. D’abord le gouvernement ne veut pas toucher aux biens du peuple et indifférent aux richesses. La perte des habitudes de la vie nomade des chefs de l’empire attire l’augmentation des impôts. L’administration devient sévère et exigeante. Les impôts détruisent l’amour du travail. Cela amène une diminution dans le produit de l’impôt et dans le revenu de l’Etat. Quand les chefs de l’empire s’aperçoivent de cette diminution, ils augmentent les impôts.

Le meilleur moyen de faire prosperer l’Etat, c’est d’amoindrir autant que possible les charges imposées à l’économie.

Les droits d’entrée et de marché s’établissent quand l’empire tire vers sa fin

Signe de chute: « Quand l’empire est prêt à succomber, le poids des impôts a ordinairement atteint sa dernière limite, les marchés chôment par suite du découragement des négociants, ce qui annonce la ruine de la prospérité publique, malheur dont l’État pâtira. Cela continue jusqu’à la chute de l’empire. »

Le souverain qui fait le commerce pour son compte nuit aux intérêts de ses sujets et ruine les revenus de l’Etat.

Le sultan et ses officiers ne vivent dans l’opulence qu’à l’époque où l’empire est dans la période intermédiaire de son existence.

La diminution des traitements amène une diminution dans le revenu.

Un gouvernement oppressif amène la ruine de la prospérité publique.

« S’attaquer aux hommes en s’emparant de leur argent, c’est leur ôter la volonté de travailler pour en acquérir davantage ; car ils voient qu’à la fin on ne leur laissera plus rien. Quand ils perdent l’espoir de gagner, ils cessent de travailler, et leur découragement sera toujours en proportion des vexations qu’ils éprouvent ; si les actes d’oppression ont lieu souvent et atteignent la communauté dans tous ses moyens d’existence, on renoncera tout à fait au travail, parce que le découragement sera complet. Si ces actes se produisent rarement, on s’abstiendra moins de travailler. Or la prospérité publique et l’activité des marchés dépendent des travaux auxquels les hommes se livrent et de leurs allées et venues dans la poursuite du bien être et des richesses. Quand le peuple ne travaille plus pour gagner sa vie et qu’il renonce aux occupations dont on tire du profit, le marché de la prospérité publique finit par chômer, le désordre se met dans les affaires, et les hommes se dispersent pour chercher dans d’autres pays les moyens d’existence qu’ils ne trouvent plus dans le leur ; la population de l’empire diminue, les villages restent sans habitants, les villes tombent en ruines. Cela jette la désorganisation dans l’empire, qui, étant comme la forme de la prospérité publique, doit nécessairement se décomposer quand la matière de cette prospérité s’altère. » (p. 107-108)

Sur l’oppression: « Il ne faut pas supposer que l’oppression consiste uniquement à enlever de l’argent, ou une propriété à son possesseur sans un juste motif et sans accorder un dédommagement, bien que ce soit là l’opinion généralement reçue. L’oppression a une signification beaucoup plus étendue : celui qui prend le bien d’autrui, qui lui impose des corvées, qui exige de lui un service sans y avoir droit, qui le soumet à un impôt illégal, est un oppresseur ; les percepteurs qui exigent des droits non autorisés par la loi sont des oppresseurs ; ceux qui maltraitent le peuple, des oppresseurs ; ceux qui dépouillent les autres de leurs biens, des oppresseurs ; ceux qui ne respectent pas les droits d’autrui, des oppresseurs ; ceux qui enlèvent de force tout ce qui ne leur appartient sont tous des oppresseurs, et le mal qu’ils font retombe sur le gouvernement, parce qu’en décourageant les cultivateurs ils détruisent l’agriculture, qui est la principale ressource de l’empire. » (p. 109)

Cinq points essentiels auxquels se réduisent les motifs de toutes les lois, savoir : la conservation de la religion, celle de l’intelligence (de l’homme), celle de sa vie, celle de la population et celle de la propriété.

Comment l’office de chambellan s’établit. Il acquiert une grande importance quand l’empire est en décadence.

Comment un Empire se partage en deux Etats séparés: « Quand l’empire est parvenu à son entier développement et jouit d’une prospérité portée au plus haut degré, le souverain s’attribue à lui-même toute l’autorité et refuse de la partager avec qui que ce soit. S’appliquant à faire disparaître, autant que possible, les causes qui pourraient l’obliger à céder une partie de son pouvoir, il fait mourir tous les princes de la famille royale qu’on avait élevés pour régner et dont il soupçonne les intentions. Ses parents, craignant pour leur vie, se retirent dans les provinces éloignées, et les personnes de haut rang, exposées aux mêmes soupçons, vont se réunir à eux. Comme la frontière de l’empire a déjà commencé à se rétrécir, et que la province où les réfugiés se tiennent a été abandonnée à elle même, le prince qui s’y est retiré prend le commandement et voit graduellement augmenter sa puissance, jusqu’à ce qu’il se trouve maître de presque la moitié de l’empire, dont l’étendue s’est ainsi diminuée. » (p. 118)

Quand la décadence d’un empire commence, rien ne l’arrête

La décadence d’un empire est une chose naturelle, qui se produit de la même manière que la décrépitude d’un être vivant. On ne peut pas guérir l’Etat qui en est atteint.

Comment la désorganisation s’introduit dans un empire: l’édifice de l’empire doit s’appuyer sur deux bases: 1) l’esprit de corps et 2) l’argent. C’est toujours dans ces bases que la désorganisation se déclare.

Dans les premiers temps d’un empire, ses frontières ont toute l’étendue qu’elles sont capables de prendre. Ensuite elles se rétrécissent graduellement, jusqu’à ce que l’empire soit réduit à rien et s’anéantisse.

Comment se forment les empires: « Les empires qui commencent pendant que l’empire déjà établi se trouve dans sa période de décadence se forment de deux manières. Quand les gouverneurs des provinces éloignées voient que l’autorité du gouvernement cesse de les atteindre, chacun d’eux prend le commandement suprême, et forme pour son peuple un nouvel empire, un royaume qui reste à sa famille, qui devient l’héritage de ses enfants ou de ses clients, et qui augmente graduellement en puissance. Quelquefois ils se disputent l’autorité souveraine, et, dans cette lutte, le chef le plus fort l’enlève à ses rivaux. (p. 131-132)

Ce n’est qu’à la longue qu’un empire qui commence fait la conquête d’un empire déjà établi; il n’y réussit pas (tout d’abord) par la force des armes.

Quand un empire est dans la dernière période de son existence, la population est très nombreuse et les famines, ainsi que les grandes mortalités, sont fréquentes.

La société ne saurait exister sans un gouvernement qui puisse y maintenir l’ordre.

Sur le Fatemide (qui doit paraître vers la fin du monde): « De tout temps, les musulmans ont entretenu l’opinion que, vers la consommation des siècles, doit nécessairement paraître un homme de la famille du Prophète, afin de soutenir la religion et de faire triompher la justice. Emmenant à sa suite les vrais croyants, il se rendra maître des royaumes musulmans et s’intitulera El Mehdi (le dirigé). Alors viendra Ed Deddjal (l’Antechrist), et auront lieu les événements qui doivent signaler l’approche de la dernière heure (du monde), événements indiqués dans les recueils de traditions authentiques. Après la venue du Deddjal, Jésus descendra (du ciel) et le tuera, ou bien (selon une autre opinion) il descendra avec le (Mehdi) pour aider à tuer le Deddjal, et, en faisant sa prière, il aura le Mehdi pour imam (chef de la prière). A ce sujet, les musulmans citent l’autorité de certaines traditions reproduites par les imams (ou docteurs en cette matière), mais dont l’authenticité a été contestée. On essaye de corroborer ces traditions au moyen de certains renseignements (qu’on a recueillis ailleurs). Les soufis des derniers temps ont un système particulier en ce qui regarde le Fatemide, et une manière à eux de démontrer (qu’il viendra) ; quelquefois aussi ils appuient leurs arguments sur les révélations extatiques qui servent de base à leur doctrine. » (p. 158)

Sur les prédictions qui concernent les dynasties et les nations: « En ce qui concerne l’espace de temps que la religion (musulmane) et le monde doivent durer, les traditionnistes possèdent des notions tirées du livre de Soheïli. Cet auteur rapporte, d’après Taberi, une indication qui porterait à croire qu’à partir de l’établissement de l’islamisme le monde devait durer cinq cents ans, indication dont la fausseté est maintenant évidente. Taberi appuie cette assertion de la manière suivante : « Ibn Abbas nous a transmis cette parole (de son cousin Mohammed), La durée de ce monde ci sera d’une semaine (de la longueur) de celles de l’autre (monde), mais il n’en a pas indiqué la portée. Le sens caché qu’elle renferme est, probablement, que la durée du monde doit s’évaluer d’après le nombre de jours qui se passèrent pendant la création des cieux et de la terre ; on sait qu’il y en avait sept. Or la longueur de chacun de ces jours était de mille ans, selon cette parole de Dieu : Un jour auprès de votre Seigneur fait mille ans selon votre calcul (Coran, sour. XXII, vers. 46) ». Le même auteur ajoute : « Le saint Prophète a dit, ainsi que cela est constaté par le Sahîh : La période de votre existence, comparée avec celle de l’existence de ceux qui vous ont précédés, est comme l’espace de temps qui s’écoule entre la prière de l’asr et le coucher du soleil (comparée avec la portion de la journée déjà écoulée). Il a dit aussi, J’ai été envoyé au moment où nous étions, moi et la (dernière) heure (du monde), comme ces deux, et il montra l’index de sa main et le doigt du milieu ». L’asr a lieu quand tous les objets projettent des ombres deux fois plus longues qu’eux mêmes ; or l’intervalle entre l’asr et le coucher du soleil est d’environ la moitié de sept (c’est à dire la quatorzième partie de la journée), et telle est aussi la mesure de la quantité par laquelle le doigt du milieu dépasse l’index. Donc l’espace de temps (que le Prophète a voulu indiquer) sera la moitié de la septième partie de la semaine entière, c’est à dire cinq cents ans. Cette appréciation a pour confirmation une parole du Prophète : Dieu, a t il dit, ne sera pas incapable de donner à ce peuple un répit d’une demi-journée. Il en résulte qu’avant l’établissement de la religion (musulmane) le monde avait duré six mille cinq cents ans. Ouehb Ibn Monebbeh lui donna cinq mille six cents ans, c’est à dire pour le temps déjà écoulé. Selon Kâb et Ouehb, la durée totale du monde sera de six mille ans ». Soheïli fait ici les observations suivantes : « Les deux traditions (citées plus haut) ne justifient en aucune façon l’assertion (de Taberi), laquelle est, du reste, en opposition avec les faits accomplis. La seconde, savoir, que Dieu ne sera pas incapable de donner à ce peuple un répit d’une demi-journée, ne nous oblige pas à nier que Dieu pourra ajouter quelque temps de plus à cette demi-journée ; et la première, savoir, J’ai été envoyé au moment où nous étions, moi et l’heure, comme ces deux, indique seulement la proximité (de la fin du monde et de l’époque de sa mission), et qu’il n’y aura entre son temps et la dernière heure du monde aucun autre prophète, aucune autre loi révélée que la sienne ». (p. 209-210)

Sur la durée de l’islam: « Soheïli s’applique ensuite à déterminer la durée de la religion par un autre moyen, dont l’exactitude ne pourra être constatée que par l’expérience. Il rassemble les lettres isolées qui se trouvent au commencement de plusieurs sourates du Coran, et en supprime celles qui ont déjà leurs représentatifs dans la liste. Il obtient ainsi quatorze lettres formant les groupes ﻡﻠﺍ , ﻊﻃﺳﻴ , ﺺﻨ , ﻗﺣ , ﻪﺮﻛ . Prenant ensuite les valeurs numériques qu’on donne à ces lettres dans le calcul appelé hiçab el djomel, il obtient (en les additionnant) la somme de 903, somme qui indique le temps que la religion musulmane doit durer, et qu’il faut ajouter aux milliers (d’années) écoulées avant la mission de Mohammed. Il ajoute : « Il n’est pas impossible que telle ne soit la véritable portée et la signification de ces lettres ». (p. 210-211)

Quatrième section. Sur les villages, les villes, les cités et les autres lieux où se trouvent des populations sédentaires. Sur les circonstances qui s’y présentent. Observations préliminaires et supplémentaires

La fondation des empires précède celle des villes et des cités. La royauté s’établit d’abord et la cité ensuite.

Sur la fondation des villes: « Fonder des villes et construire des lieux d’habitation est une des impulsions que l’on reçoit dans la vie sédentaire, état auquel on se laisse porter par l’amour du bien être et du repos. Pour que cela ait lieu, la tribu doit avoir passé par la vie nomade et ressenti tous les désirs qui naissent dans cet état. D’ailleurs les cités et les villes doivent posséder des temples, de grands édifices, de vastes constructions, parce qu’il en faut, non pas dans l’intérêt de quelques individus, mais de la communauté. Donc (pour bâtir une ville) il faut réunir des ouvriers en grand nombre et des travailleurs qui puissent s’entr’aider. Ce n’est pas là une de ces obligations forcées auxquelles tous les peuples sont soumis et qu’ils doivent remplir, soit de bon gré, soit par la nécessité des choses ; c’est la volonté du souverain qui les y porte, soit par l’emploi de la contrainte, soit par l’appât d’une récompense. Mais ces encouragements doivent être si considérables que les ressources d’un empire peuvent seules y suffire. Donc, pour fonder une capitale ou construire une grande ville, il faut absolument qu’il y ait un souverain et un empire pour s’en charger. » (p. 238)

La ville dure autant que l’empire. Les peuplades campagnardes peuvent contribuer à la survie de la ville après l’empire.

Le peuple qui acquiert un empire est porté à s’établir dans des villes.

Les grandes villes et les édifices très élevés n’ont pu être construits que par des rois très puissants.

Les édifices d’une grandeur colossale ne peuvent pas devoir leur entière construction à un seul souverain.

Les mosquées les plus nobles: celle de Mecque (lieu d’Abraham) , Médine (lieu du Prophète) et Beït el-Macdis (Jérusalem) – lieu de Salomon et de David.

Sur le temple de la Mecque: « Quant à l’origine (du temple) de la Mecque, on dit qu’Adam le construisit vis à vis d’El Beît el Mâmour, et que le déluge le renversa. Il ne nous est cependant parvenu aucune tradition authentique et digne de foi qui puisse justifier cette opinion. On l’a empruntée à un verset du Coran qui semble la favoriser et qui est ainsi conçu : « Et quand Abraham éleva les fondements de la maison (sainte) avec (l’aide d’)Ismaël ». Ensuite Dieu envoya Abraham, dont on connaît l’histoire, ainsi que celle de sa femme Sara, qui portait une si vive jalousie à Agar. Dieu révéla alors à Abraham l’ordre de se séparer d’Agar et de l’éloigner, elle et son fils Ismaël, jusqu’à Faran, c’est à-dire aux montagnes de la Mecque, dans le pays situé derrière la Syrie et la ville d’Aila. Arrivée à l’endroit on la maison (sainte) devait s’élever (plus tard), Agar éprouva une grande soif, et Dieu, dans sa bonté fit en sorte que l’eau jaillit du (puits de) Zemzem, et qu’une caravane, composée de Djorhémides, passa auprès d’elle et de son fils, et leur fournit des montures. Ces voyageurs s’établirent à côté d’eux, aux environs du Zemzem, ainsi que cela est exposé en son lieu et place. Ismaël construisit une maison sur l’emplacement de la Caaba, qui devait lui servir de résidence, et l’entoura d’une clôture de doum, dans l’intérieur de laquelle il parquait ses troupeaux. Abraham vint plusieurs fois de la Syrie pour voir son fils, et, lors de sa dernière visite, il reçut de Dieu l’ordre de bâtir la Caaba dans ce clos. Il construisit cet édifice avec l’aide de son fils Ismaël, et somma alors tous les hommes de venir y faire le pèlerinage. Ismaël continua à demeurer dans cette maison, et, lorsque sa mère Agar fut morte, il l’y enterra. Dès lors il resta au service de la (Caaba) jusqu’à ce que Dieu lui enlevât la vie. Il fut enterré à côté de sa mère. Ses fils, secondés par leurs oncles maternels, les Djorhémides, continuèrent à avoir soin de la maison (sainte). Les Amalécites remplacèrent ensuite les Djorhémides dans ce service, et les choses continuèrent longtemps dans cet état. On y venait des diverses parties du monde : tous les peuples de l’univers s’y rendaient, non seulement les descendants d’Ismaël, mais aussi les hommes des autres races, tant ceux qui demeuraient dans les contrées lointaines que ceux qui habitaient les pays voisins. On rapporte que les Tobba (rois du Yémen) allaient en pèlerinage à la maison (sainte) et lui témoignaient une grande vénération ; on dit aussi qu’un de ces princes [nommé Kiar Asaad Abou Koub] revêtit la Caaba d’un voile et d’étoffes rayées (comme cela s’est toujours pratiqué depuis). Il donna aussi l’ordre de la purifier et y apposa une serrure. On rapporte que les Perses s’y rendaient en pèlerinage et y laissaient des offrandes, parmi lesquelles, dit on, furent les deux gazelles d’or qu’Abd el-Mottaleb retrouva lorsqu’il fit déblayer le puits de Zemzem. Les Djorhémides succédèrent aux enfants d’Ismaël dans la garde de la Caaba, ayant hérité cette charge de leurs oncles maternels, et la conservèrent jusqu’à ce qu’elle leur fût enlevée par les Khozâa, tribu qui l’exerça ensuite pendant un temps considérable. La postérité d’Ismaël, étant devenue très nombreuse, se propagea au loin et se divisa en plusieurs branches, dont une formait la tribu de Kinana. Celle ci produisit les Coreïchides et autres familles. Comme les Khozâa remplissaient très mal les fonctions dont ils s’étaient chargés, les Coreïchides, qui eurent alors pour chef Cosaï Ibn Kilab, leur enlevèrent le droit de garder la maison (sainte) et les en dépossédèrent. Cosaï rebâtit la maison, et y mit un toit fait avec du bois de doum et (recouvert) de feuilles de dattier. (Le poète) El Acha a dit (à ce sujet) :
J’en jure par les deux robes d’un moine et par la (maison) que Cosaï bâtit lui seul et le fils de Djorhem.

Pendant que la maison sainte était sous la garde des Coreïchides, elle fut détruite par un torrent ou, dit on, par un incendie. Ils reconstruisirent l’édifice, et, pour subvenir aux frais de cette entreprise, ils contribuèrent chacun pour une portion de leur fortune. Un navire ayant fait naufrage sur la côte de Djidda, ils en achetèrent le bois pour en faire le toit de la maison. La hauteur des murailles, qui (dans le principe) dépassait à peine la taille d’un homme, fut portée par eux à dix huit coudées. La porte avait été au niveau du sol ; ils la placèrent plus haut que la taille d’un homme, afin d’empêcher les torrents d’y pénétrer. L’argent étant venu à leur manquer avant l’achèvement du travail, ils laissèrent en dehors de leur construction une partie des (anciennes) fondations, sur une longueur de six coudées et un empan. On entoura cette partie d’un mur très bas, en dehors duquel les pèlerins devaient passer en faisant les tournées (saintes autour de l’édifice) : c’est là le Hidjr. La maison (sainte) resta dans cet état jusqu’à l’époque où (Abd Allah) Ibn ez Zobeïr, s’étant fait proclamer khalife, se retrancha dans la Mecque, l’an 64 (683 684 de J. C.), afin de résister à l’armée que Yezîd, fils de Moaouîa, avait envoyée contre lui sous les ordres d’El-Hoceïn Ibn Nomeïr es Sekoum. La maison sainte souffrit alors d’un incendie, allumé, dit on, par le feu grégeois (naft) qu’on lança contre Ibn ez Zobeïr. Comme les murailles s’étaient fendues à la suite de cet accident, Ibn ez Zobeïr les fit abattre, et reconstruisit l’édifice avec le plus grand soin. Les anciens Compagnons (de Mohammed) blâmèrent le plan adopté par Ibn ez Zobeïr, mais il se justifia eu leur citant la parole suivante, que le Prophète avait adressée à Aïcha : « Si ton peuple (les Mecquois) n’était pas sorti de l’infidélité depuis si peu de temps, je reconstruirais la maison (sainte) sur les fondations posées par Abraham. J’y mettrais deux portes, l’une tournée vers l’orient, et l’autre vers l’occident ». Ibn ez Zobeïr fit alors abattre l’édifice et mettre à découvert les fondations posées par Abraham. Il rassembla ensuite les grands et les notables, afin de leur faire voir ces anciennes constructions. Ibn Abbas lui recommanda fortement de poser (provisoirement) devant les yeux du peuple un objet qui leur servirait de kibla, et, par suite de ce conseil, il érigea autour des fondations un échafaudage de bois, qu’il fit recouvrir de toiles. De cette manière, il évita de laisser disparaître la kibla. Il fit venir de Sanâa (du Yémen) un approvisionnement de plâtre et de chaux, et, s’étant informé du lieu où se trouvaient les anciennes carrières, il en tira toutes les pierres dont il avait besoin. Ayant alors commencé à bâtir sur les fondations posées par Abraham, il éleva les murailles à la hauteur de vingt sept coudées. Il mit à la maison deux portes, qu’il plaça au niveau du sol, se conformant. ainsi aux indications fournies par la tradition déjà citée. Il dalla l’intérieur de la maison avec du marbre et en revêtit aussi les murailles. On fabriqua, par son ordre, des lames d’or pour recouvrir les portes, et des clefs d’or (pour les serrures).
El-Haddjadj, étant venu l’y assiéger sous le règne d’Abd el Melek, foudroya la mosquée avec ses mangonneaux, et fendit ainsi les murailles de la maison (sainte). Après avoir vaincu Ibn ez Zobeïr, il demanda l’avis d’Abd el Melek au sujet des altérations et des additions que ce chef y avait faites. Le khalife répondit par l’ordre de tout abattre, et de reconstruire la maison sur les fondations mêmes que les Coreïchides avaient choisies. Encore aujourd’hui elle porte sur ces fondations. On rapporte qu’Abd el Melek, ayant ensuite acquis la certitude que la tradition attribuée à Aïcha était authentique, regretta vivement ce qu’il avait permis. « Ah ! s’écria t il, j’aurais mieux fait de laisser à Abou Khobeïb la responsabilité dont il s’était chargé en reconstruisant la maison (sainte) ». El Haddjadj abattit sur une longueur de six coudées et un empan la partie de la maison qui regardait le Hidjr, et la reconstruisit sur les fondations posées par les Coreïchides. Il fit boucher la porte occidentale ainsi que la partie du mur qui se trouve maintenant au dessous du seuil de la porte orientale, et laissa le reste de l’édifice sans y faire aucun changement. Donc la maison sainte est (presque) en entier de la construction d’Ibn ez Zobeïr. On distingue encore sur un des murs la ligne où la partie construite par El Haddjadj se joint à celle qu’Ibn ez Zobeïr avait fait bâtir : l’espace entre les deux est de la largeur d’un doigt et ressemble à une crevasse, mais elle est complètement fermée.
Un problème très difficile à résoudre se présente ici ; car (ce que nous venons d’exposer) ne saurait se concilier avec la doctrine des légistes au sujet des tournées (que les pèlerins doivent faire autour de la maison sainte). Ils disent qu’en faisant les tournées il faut éviter de se pencher au dessus du soubassement (de la Caaba), car autrement les tournées se feraient en dedans (des fondations de) la maison sainte. Cette opinion est fondée sur la supposition que la Caaba ne s’appuie pas en entier sur les (anciennes) fondations, dont on aurait laissé en dehors des murailles la partie qui s’appelle le soubassement. Les légistes enseignent encore la même chose en parlant de la manière de baiser la pierre noire : « Celui, disent ils, qui la baise en faisant les tournées doit marcher en arrière avant de se redresser (et de continuer sa course) ; sans cela il ferait une partie de la tournée en dedans (des anciennes fondations) de la maison ». Or, si toutes les murailles de cet édifice ont été construites par Ibn ez Zobeïr, elles reposent nécessairement sur les anciennes fondations d’Abraham ; comment alors le pèlerin pouvait il commettre l’erreur contre laquelle les légistes le mettent en garde ? Il n’y a pas moyen de résoudre cette difficulté, à moins d’admettre l’une ou l’autre des suppositions suivantes : 1° qu’El Haddjadj abattit tout l’édifice et le reconstruisit (en le rétrécissant), opinion que les récits de plusieurs traditionnistes pourraient justifier si l’on ne voyait pas sur l’édifice lui-même des indications qui prouvent le contraire ; on les reconnaît dans la ligne de jonction qui règne entre les deux constructions et dans la différence de travail qui existe entre la construction supérieure et la construction inférieure ; 2° qu’Ibn ez Zobeïr ne construisit pas la totalité de la maison sur les fondations d’Abraham, et qu’il le fit seulement pour le Hidjr, local qu’il voulait faire entrer dans l’édifice ; donc la Caaba, bien qu’elle soit construite par Ibn ez Zobeïr, ne s’élèverait pas sur les fondations posées par Abraham ; mais cela est tout à fait improbable ; et cependant il faut adopter l’une ou l’autre de ces opinions (si l’on admet la doctrine des légistes).
Le parvis de la maison sainte forme la mosquée. C’était autrefois une place ouverte dans laquelle on faisait les tournées. Au temps du Prophète et de son successeur, Abou Bekr, ce parvis n’était pas clos de murs ; mais, le nombre des pèlerins s’étant ensuite augmenté beaucoup, Omar acheta plusieurs des maisons (voisines), les fit abattre afin d’agrandir ce local, qui servait de mosquée, et il entoura le tout d’un mur dont la hauteur n’atteignait pas à la taille d’un homme. Othman fit comme Omar ; Ibn ez Zobeïr suivit leur exemple ; puis el-Ouélid, fils d’Abd el Melek, reconstruisit le (mur de clôture) en y ajoutant une colonnade de marbre. El Mansour agrandit encore la mosquée, et son fils et successeur, El Mehdi, fit de même. Depuis lors on n’y a plus fait d’addition, et elle est restée dans cet état jusqu’à nos jours.
On ne saurait concevoir jusqu’à quel point Dieu a ennobli et chéri la maison sainte. Il nous suffira de dire qu’il en a fait un lieu où les révélations célestes et les anges descendaient du ciel ; qu’il la destina spécialement aux actes de dévotion ; qu’il prescrivit, à l’égard d’elle seule, les cérémonies et les pratiques du pèlerinage, et qu’il assura à toutes les parties du Haram (ou territoire sacré qui entoure la Mecque) des droits et des privilèges qu’il n’avait jamais accordés à aucun autre lieu. Il en a défendu l’entrée à tout individu qui ne professe pas la religion musulmane, et il a imposé, à quiconque y pénètre, l’obligation de se dépouiller de toute espèce de vêtement cousu à l’aiguille, et de se couvrir d’une simple pièce de toile (izar) ; il a pris sous sa protection tous les êtres vivants qui s’y réfugient, tous les animaux qui paissent dans les champs voisins, de sorte que personne ne doit leur nuire. Les animaux craintifs n’ont aucun danger à appréhender en ce lieu ; on n’y fait pas la chasse au gibier, et l’on n’y coupe pas les arbustes pour se procurer du bois à brûler. Le Haram, jouissant de ces privilèges honorables, a pour limites : Tenaîm, à trois milles de la Mecque, sur la route de Médine ; le col de la montagne d’El-Moncatâ, sur la route de l’Irac et à la distance de sept milles ; le Châab (ou défilé), sur la route d’El Djiêrana, et à la distance de neuf milles ; Batn Nemra, sur la route de Taïf, et à la distance de sept milles ; Moncatâ ’l-Achaïr, sur la route de Djidda, et à la distance de dix milles. Voilà pour la Mecque et pour son histoire.
On désigne la Mecque (Mekka) par les noms d’Omm el Cora (la mère des villes, la métropole) ; on l’appelle aussi la Caaba, parce qu’elle s’élève en forme de dé à jouer (caab), et on la nomme aussi Bekka. Selon El Asmaï, ce dernier nom lui fut donné parce que les hommes se coudoyaient (bekk) dans leur empressement à s’y rendre. El Modjahed dit que le b de Bekka se changea en m, de même que le verbe lazeb (être attaché) se convertit en lazem, et cela à cause de la proximité mutuelle des organes qui servent à l’émission de ces deux lettres. « Ce n’est pas cela, dit En Nakhaï ; Bekka désigne la maison sainte, et Mekka la ville ». Selon Ez Zohri, Bekka désigne la mosquée en totalité, et Mekka le haram. » (p. 254-261)

Sur la mosquée de Jérusalem: « Beït el Macdis (Jérusalem), nommé aussi El-Mesdjid el Acsa (la mosquée la plus éloignée), fut d’abord, au temps des Sabéens, un temple consacré à (la planète) Vénus. On présentait à cette divinité de l’huile et d’autres offrandes, et l’on répandait l’huile sur la Sakhra, qui se trouvait là. Après la ruine de ce temple, la ville tomba au pouvoir des enfants d’Israël, et devint pour eux la kibla vers laquelle ils se tournaient en faisant la prière. Voici comment cela eut lieu : lorsque Moïse eut fait sortir les Israélites d’Égypte afin de les mettre en possession de Jérusalem, selon la promesse que Dieu avait faite à leur père Israël, à Isaac, père de celui-ci, et avant cela à Jacob, et que ce peuple se fut arrêté dans le pays de l’Égarement, Dieu ordonna à Moïse de fabriquer, avec du bois d’acacia, un tabernacle, dont il lui avait montré, par une révélation, les dimensions et la forme, ainsi que les figures colossales et les images qu’il devait renfermer. Il lui ordonna aussi d’y mettre une arche, une table avec ses plats, un chandelier avec ses lumières, et un autel pour les sacrifices. Tout cela est décrit de la manière la plus détaillée dans le Pentateuque. Moïse construisit le tabernacle et y plaça l’arche de l’alliance. Cette arche renfermait les tables de la loi que l’on avait faites pour remplacer celles que Moïse avait brisées et qui étaient descendues du ciel avec les dix commandements. Il plaça l’autel auprès du (tabernacle), et Dieu lui ordonna de confier à Aaron le droit d’offrir des sacrifices. Ce fut dans le désert, au milieu de leur camp, que les Israélites dressèrent le tabernacle, vers lequel ils se tournaient pour faire la prière, et devant lequel ils sacrifiaient des victimes, et ce fut dans son voisinage qu’ils attendaient les révélations divines. Lorsqu’ils se furent emparés de la Syrie, ils posèrent le tabernacle à Galgal, dans la Terre Sainte, entre le territoire qui tomba en partage aux Beni-Yamîn (la tribu de Benjamin) et celui des enfants d’Éfraïm. Il resta dans ce lieu quatorze ans ; sept pendant la guerre et sept après la conquête, dans le temps où l’on faisait le partage du pays. Après la mort de Josué, on le transporta à Silo, près de Galgal, et on l’entoura d’une muraille. Il y était depuis trois cents ans, quand les Philistins l’enlevèrent, ainsi que nous l’avons dit (dans l’Histoire des peuples antéislamites), et vainquirent les Israélites ; mais ils le rendirent dans la suite. Après la mort de Aali (Héli) (grand) prêtre, on le transporta à Nouf (Nobé), puis à Gabaon, dans le territoire de la tribu de Benjamin ; ce qui eut lieu sous le règne de Talout (Saül). David, ayant ensuite obtenu la souveraineté, fit porter le tabernacle et l’arche à Beït el Macdès, et plaça l’arche à part, sous un voile et au dessus de la Sakhra, où elle resta, avant vis à vis le tabernacle. David eut l’intention de bâtir au dessus de la Sakhra un temple pour remplacer le tabernacle, mais il ne put accomplir son dessein. Salomon, son fils, à qui il recommanda en mourant d’exécuter son projet, se mit à bâtir le temple dans la quatrième année de son règne, cinq cents ans après la mort de Moïse. Il employa le cuivre pour faire les colonnes de cet édifice, dans lequel il plaça le pavillon de verre. Il revêtit d’or les portés et les murs, il fit fondre en or les grandes images, les figures (d’animaux), les vases, les chandeliers et les clefs. Il construisit le fond de l’édifice en forme d’arcade, afin d’y déposer l’arche de l’alliance, qu’il fit venir de Sîhoun (Sion), la ville de son père David. [Il l’y avait fait porter pendant la construction du temple, et on la rapporta alors.] Les (chefs des) tribus et les prêtres la portèrent jusqu’à l’arcade, où ils la déposèrent. Le tabernacle, les vases et l’autel furent placés, chaque objet à l’endroit de la mosquée qui lui fut destiné. Les choses restèrent en cet état très longtemps. Huit cents ans s’écoulèrent depuis la fondation du temple jusqu’à sa destruction par Nabuchodonosor. Ce roi livra aux flammes le Pentateuque et le bâton (de Moïse) ; il fit fondre les images et disperser les pierres (de l’édifice). Plus tard les rois de Perse renvoyèrent les Juifs dans leur patrie, et Ozeïr, qui était alors le prophète des enfants d’Israël, rebâtit le temple. avec le concours de Behmen, roi de Perse. Ce prince était né d’une Juive qui faisait partie des captifs emmenés par Nabuchodonosor. Behmen assigna à l’emplacement du temple des limites plus resserrées que celles de l’ancien temple de Salomon, et on ne les dépassa pas. [Les portiques au dessous de la mosquée étaient à deux étages, et les colonnes de l’étage supérieur s’appuyaient sur les voûtes de la colonnade inférieure. Beaucoup de personnes s’imaginent que ce furent là les écuries de Salomon, mais elles se trompent : ce roi ne construisit ces colonnades qu’avec le dessein de garantir le Beït el Macdis contre les impuretés auxquelles on se figurait qu’il serait exposé. D’après la loi des Juifs, si des impuretés souterraines sont couvertes de terre jusqu’à la surface du sol, de sorte qu’une ligne droite tirée de cette surface les atteigne (sans rencontrer un espace vide), la surface est impure. Telle était l’opinion de leurs docteurs, et, chez eux, ces opinions passaient pour des vérités. Aussi bâtirent ils les portiques de la manière que nous avons décrite : comme les colonnes de l’étage inférieur allaient aboutir à leurs arches, la ligne droite était interrompue et les émanations impures ne pouvaient pas monter directement jusqu’en haut. De cette façon ils crurent garantir le temple contre ces émanations supposées, et assurer parfaitement la pureté et la sainteté de ce lieu.]
Les rois des Grecs, des Perses et des Romains subjuguèrent alternativement les Juifs, et ce fut pendant cette période (de malheurs) que les Beni-Hachmonaï (les Asmonéens ou Machabées), famille de prêtres juifs, portèrent l’empire des Israélites à un haut degré de puissance. L’autorité passa ensuite à leur beau frère Hérode, qui la transmit à ses enfants. Ce prince rebâtit Beït el Macdis (le temple), et lui donna la même étendue que celle du temple élevé par Salomon. Il s’occupa de ce travail avec tant d’ardeur qu’il l’acheva en six ans. Titus, roi des Romains, étant venu pour combattre les Juifs, les vainquit, s’empara de leur empire et dévasta Beït el Macdis. Il ordonna de semer (du blé) sur l’emplacement du temple qu’il venait de mettre en ruines. Plus tard, les Roum (les Grecs et les Romains) embrassèrent la religion du Messie, auquel ils témoignèrent dès lors un profond respect. Leurs rois adoptèrent tantôt le christianisme et tantôt le répudièrent ; mais, lors de l’avènement de Constantin, sa mère Hélène, qui avait embrassé le christianisme, se rendit à El-Cods (Jérusalem), afin de chercher le bois sur lequel les chrétiens prétendent que Jésus fut crucifié. Ayant appris des patrices que ce bois avait été jeté par terre et couvert d’immondices, elle l’en fit retirer, et, sur le lieu regardé par les chrétiens comme le tombeau du Messie, elle bâtit l’église appelée Comama. Elle fit détruire tout ce qui existait encore des constructions du temple et jeter des ordures et du fumier sur la Sakhra. Cette pierre en fut tellement couverte que son emplacement même n’était plus reconnaissable. Elle croyait venger de cette manière la profanation de ce qu’elle regardait comme le tombeau du Messie. Quelque temps après, on rebâtit, en face de la Comama, la maison dans laquelle naquit Jésus, et qui s’appelle Beït Lahm (Bethléem). Les choses restèrent en cet état jusqu’à la promulgation de l’islamisme et à la prise de la ville. (Le khalife) Omar, étant venu pour assister à la reddition de Beït el-Macdis, demanda où se trouvait la Sakhra, et on lui fit voir le lieu où elle restait enterrée sous un amas de fumier et de terre. L’ayant fait mettre à découvert, il bâtit au dessus d’elle une mosquée dans le genre des mosquées qu’un peuple nomade est capable de construire. » (p. 263-267)

Les édifices et les grandes constructions élevés par les musulmans sont loin d’être en rapport avec la grandeur de ce peuple, et restent bien au-dessous des bâtiments laissés par les nations précédentes.

La plupart des édifices bâtis par les Arabes tombent promptement en ruine.

Si certaines villes et métropoles surpassent les autres en activité commerciale et par le bien-être dont on y jouit, cela tient à ce qu’elles les surpassent aussi par leur population.

Les gens de la campagne ne sont pas assez riches pour habiter les villes qui possèdent une nombreuse population.

Les différences qui existent entre un pays et un autre, sous le rapport de la pauvreté ou du bien-être, proviennent des mêmes causes qui établissent des différences semblables entre les villes.

Dans les grandes villes, les hommes riches ont besoin de protecteurs ou doivent être dans une position qui les fasse respecter.

Sur la loi séculaire et la loi religieuse: « En effet, la plupart des articles dont se composent les codes des gouvernements temporels sont contraires à la justice. Pour trouver la justice pure, il faut la chercher dans la loi du khalifat, loi qui malheureusement a duré bien peu de temps. » (p. 293)

Les grandes villes doivent aux dynasties qui y ont régné leur portion de cette civilisation qui se développe dans la vie sédentaire. Plus ces dynasties ont eu de force, plus cette civilisation est forte et persistante.

Conclusions: « Voilà le secret (de ces différences dans la civilisation), secret qui a échappé à tout le monde. Le lecteur saura maintenant que (dans la question que nous traitons) il y a plusieurs choses qui ont entre elles des rapports intimes, telles que l’état de l’empire en ce qui regarde sa force et sa faiblesse, le nombre de la population ou de la race dominante, la grandeur de la capitale, l’aisance et les richesses du peuple. Ces rapports existent, parce que la dynastie et l’empire servent de forme à la nation et à la civilisation, et que tout ce qui se rattache à l’État, comme les sujets, les villes, etc. leur sert de matière. L’argent qui provient des contributions retourne au peuple ; la richesse de la population dérive ordinairement des marchés et du commerce ; les dons et les richesses que le sultan verse sur quelques habitants de la ville se répandent parmi les autres et reviennent ensuite au prince pour être distribués de nouveau. Les impôts et la contribution foncière (kharadj) leur enlèvent de l’argent ; mais le sultan, en le dépensant, le leur rend. La richesse du gouvernement fait celle des sujets, et plus les sujets sont riches et nombreux, plus le gouvernement a de l’argent. Or tout cela dépend du nombre plus ou moins grand de la population. Examinez et réfléchissez ; vous trouverez que cela est vrai. » (p. 299-300)

La civilisation de la vie sédentaire marque le plus haut degré du progrès auquel un peuple peut atteindre; c’est le point culminant de l’existence de ce peuple, et le signe qui en annonce la décadence.

Rapport entre la civilisation et la religion: « Quand on a porté jusqu’à la dernière limite de l’élégance tout ce qui se rattache à l’économie domestique, on cède à l’entraînement de ses passions, et les habitudes du luxe communiquent à l’âme une variété d’impressions qui l’empêchent de se maintenir dans la voie de la religion et nuisent à son bonheur dans ce monde. Ces habitudes, envisagées sous le point de vue religieux, déteignent sur l’âme et y laissent des taches qui s’enlèvent très difficilement ; envisagées sous le point de vue mondain, elles créent tant de besoins et imposent tant de charges que tout ce qu’on peut gagner (par le travail) ne suffit pas pour y satisfaire. » (p. 301)

Sur la consommation: « Afin de rendre cela plus clair, nous ferons observer que, dans les grandes villes, la variété des arts qui naissent de la civilisation de la vie sédentaire entraîne les habitants dans de grandes dépenses. Or le degré de cette civilisation varie avec le nombre de la population : plus la population est grande, plus la civilisation est complète. D’ailleurs nous avons déjà dit que toute ville renfermant une nombreuse population se distingue par la cherté des denrées exposées dans ses marchés, et par le haut prix des objets qui servent aux besoins de la vie. Les droits imposés par le gouvernement sur ces marchandises contribuent à leur cherté. (Ces droits sont très considérables) car la civilisation n’atteint son entier développement qu’à l’époque où le gouvernement est parvenu à son plus haut degré de force, époque pendant laquelle l’administration établit toujours de (nouveaux) impôts, parce qu’elle fait alors de grandes dépenses, ainsi que nous l’avons démontré. Ces impôts ont pour effet d’augmenter le prix de tout ce qui se vend ; car les négociants et les boutiquiers, en fixant le prix de leurs denrées et marchandises, y tiennent compte de tous leurs déboursés, et y font entrer, de plus, les droits de marché et les frais de leur propre entretien. Cela augmente beaucoup le prix de tout ce qui est mis en vente, et oblige les habitants de la ville à dépenser beaucoup et à sortir des bornes de la modération pour se jeter dans la prodigalité. Ils ne sauraient faire autrement, parce qu’ils sont devenus les esclaves de leurs habitudes de luxe ; aussi dépensent ils tout ce qu’ils gagnent et se laissent ils entraîner, les uns à la suite des autres, dans la pauvreté et dans la misère. Quand la plupart d’entre eux sont réduits à l’indigence, le nombre des acheteurs diminue, le commerce languit et la prospérité de la ville en souffre. Tout cela a pour cause la civilisation portée à l’extrême et un luxe qui dépasse toutes les bornes. » (p. 301-302)

Sur les visages de la décadence: « Voilà les causes qui nuisent, d’une manière générale, à une ville, parce qu’elles l’atteignent dans son commerce et dans sa population. Celles qui lui nuisent en agissant sur les individus sont, d’abord, la fatigue et l’ennui qu’ils éprouvent en tâchant de subvenir à des habitudes de luxe devenues pour eux des besoins, puis les diverses impressions démoralisantes que l’âme éprouve en cherchant à satisfaire aux exigences de ses habitudes vicieuses. Le mal que cela fait à la pureté de l’âme va toujours en croissant, parce que chaque atteinte qu’elle reçoit est suivie d’une autre. Cela augmente dans ces individus la dépravation, la méchanceté, l’improbité et l’inclination à se servir de toute espèce de moyens, bons ou mauvais, afin de gagner leur vie. L’âme se détourne (de la vertu) pour réfléchir sur ces matières, pour se laisser absorber dans leur étude et pour combiner des ruses au moyen desquelles elle pourra accomplir ses desseins ; aussi voit on ces hommes se livrer effrontément au mensonge, à la tromperie, à la fourberie, au vol, au parjure et à la fraude dans la vente de leurs marchandises. On remarquera aussi que leur grande habitude de satisfaire à leurs passions et de goûter des plaisirs que le luxe a introduits les a rendus familiers avec tous les genres de vice et avec l’immoralité dans toutes ses formes. Ils affichent ouvertement l’impudeur, et, jetant de côté toute honte, ils tiennent des discours immodestes, sans être retenus par la présence de leurs parents et de leurs femmes. Il en est tout autrement dans la vie nomade, où le respect qu’on porte aux femmes empêche de prononcer devant elles des paroles obscènes. On reconnaîtra aussi que ce sont là les gens les plus habiles dans l’emploi des ruses et des tours d’adresse, afin de se soustraire au bras de la justice, quand elle est sur le point de les atteindre, et afin d’éviter le châtiment qu’ils savent être dû à leurs méfaits. Cela est même devenu une habitude et une seconde nature pour eux tous, à l’exception de quelques uns que Dieu a préservés du péché. La ville regorge d’une population infime, d’une foule d’hommes aux inclinations viles, qui ont pour rivaux en turpitude des jeunes gens appartenant à de grandes maisons, des fils de famille abandonnés à eux mêmes, exclus par le gouvernement du nombre de ses serviteurs, et qui, malgré la noblesse de leur origine et la respectabilité de leurs familles, se sont laissé entraîner dans le vice par la fréquentation de la mauvaise compagnie. Cela se comprend quand on pense que le vice abaisse les hommes à un même niveau, et que, pour se distinguer et se maintenir dans l’estime publique, on doit se faire remarquer par son honorable caractère, travailler à croître en mérite et éviter tout ce qui est vil. Celui qui a contracté, n’importe de quelle manière, une forte teinture de dépravation et qui a perdu le sentiment de la vertu, a beau être membre d’une famille honorable et venir d’une noble race, cela ne lui sert de rien. Voilà pourquoi tant de personnes appartenant à des familles nobles, illustres et haut placées, se voient rejetées de la société, reléguées dans la foule et obligées, par suite de leurs mœurs corrompues et de leurs vices, à exercer les métiers les plus vils afin de se procurer les moyens de vivre. Quand il y a beaucoup de ces gens là dans une ville ou dans une nation, c’est un signe par lequel Dieu annonce la chute et la ruine de ce peuple. » (p. 302-304)

« Une autre cause de la corruption des mœurs dans la civilisation sédentaire, c’est l’empressement avec lequel, quand le luxe est très grand, on lâche la bride à ses passions, afin de se plonger dans la débauche. Alors on invente, pour la satisfaction de l’estomac, les mets les plus savoureux [, les boissons les plus agréables]. On varie ensuite les manières de flatter les appétits charnels : la fornication s’introduit ainsi que la pédérastie, vices dont l’un mène indirectement et l’autre directement à l’extinction de l’espèce. » (p. 305)

Toute ville qui est le siège d’un empire tombe en ruine lors de la chute de cet empire.

« Chaque peuple a nécessairement un pays dont il est originaire et où il a commencé l’établissement de son empire. Le pays dont il s’empare ensuite devient une dépendance de celui qui était le berceau de sa puissance, et les villes conquises se trouvent placées à la suite de celles que les vainqueurs possédaient déjà. Le royaume a pris alors une telle extension que le gouvernement se voit obligé d’établir le siège de son autorité au milieu de ses provinces, car une capitale doit être un centre dont les provinces forment la circonférence. La nouvelle capitale, bien qu’elle soit éloignée de l’ancienne, devient un point d’attraction pour tous les cœurs, parce qu’elle est le siège de l’empire et la demeure du sultan ; aussi reçoit elle une nombreuse population, au détriment surtout de l’ancienne capitale du royaume. Or, dans une grande ville, la civilisation de la vie sédentaire est en rapport direct avec le nombre de la population. C’est là un principe que nous avons déjà démontré. Donc l’ancienne capitale voit diminuer sa prospérité et se trouve privée de plusieurs conditions essentielles à l’existence de la civilisation. Voilà encore une cause de ruine pour la capitale d’un empire. » (p. 308-309)

Certaines villes se distinguent par la culture de certains arts.

L’esprit de corps peut exister dans les villes; quelques-uns d’entre les habitants dominent alors sur le reste.

Cinquième section. Sur les moyens de se procurer la subsistance; sur l’acquisitions, les arts et tout ce qui s’y rattache. Examen des questions auxquelles ce sujet donne lieu.

Sur le bénéfice et l’acquisition: « Ce que l’homme reçoit et ce qu’il acquiert s’appelle bénéfice (rizc), s’il en retire de l’utilité et s’il en recueille le fruit. Cela lui arrive quand il dépense ce qu’il a obtenu pour les choses dont il a besoin ou qui lui sont utiles. Le Prophète a dit : « Les biens que tu as réellement possédés, ce sont les mets que tu as consommés en les mangeant, les habits que tu as usés en les portant et les choses que tu as données en aumônes ». Ce que l’homme a obtenu ne doit pas s’appeler bénéfice s’il ne s’en sert pas pour augmenter son bien être ou pour subvenir à ses besoins. La possession des biens, quand elle est le résultat des efforts de l’homme et de sa force, se nomme acquisition (kesb). Il en est le même des successions : l’héritage, envisagé comme ayant appartenu au défunt, ne s’appelle pas bénéfice, mais acquisition, car le mort n’en a retiré aucun avantage ; mais, considéré comme appartenant aux héritiers, il prend ce premier nom, s’ils l’emploient utilement. Tel est le véritable sens du mot bénéfice, selon les docteurs orthodoxes. » (p. 320)

« Tout bénéfice provient de Dieu ; tout ce qui est acquisition et tout ce qui est fonds et richesses ne provient que du travail de l’homme. » (p. 321)

Sur les voies de gagner sa vie: « Le mot ma ach s’emploie pour désigner l’acte de l’homme qui désire la subsistance et qui fait des efforts pour se la procurer. C’est un nom de la forme mefal et dérivé d’aïch (vivre). Comme cet acte est nécessaire pour le soutien de la vie, nous pouvons supposer qu’on lui a donné, par hyperbole, un nom qui signifie lieu où se trouve la vie. Les moyens d’existence se procurent de diverses manières : 1° En les ôtant aux mains d’autrui, quand on y est autorisé par un code de règlements généralement admis : ce qu’on enlève, ainsi s’appelle taxe ou impôt. 2° En les tirant d’animaux sauvages que l’on prend sur terre ou dans la mer : cela s’appelle chasse. 3° En tirant d’animaux domestiques certains produits d’un emploi général parmi les hommes, le lait, par exemple, qui est fourni par les troupeaux, la soie, qui provient du ver qui la file, et le miel, que l’on doit aux abeilles ; ou bien, on les tire de grains et d’arbres auxquels on a donné des soins et que l’on traite de manière à pouvoir en tirer une récolte : tout cela s’appelle agriculture. 4° Par le travail manuel. Il y a deux espèces de travaux : celui de la première espèce s’emploie uniquement sur une matière spéciale et porte alors le nom d’art ; c’est l’écriture, par exemple, la menuiserie, les arts du tailleur, du tisserand et de l’écuyer. Le travail de la seconde espèce ne s’emploie pas sur une matière spéciale, mais consiste dans les diverses occupations laborieuses d’un homme de peine. 5° Par le gain résultant du trafic ; on a des marchandises disponibles que l’on transporte dans d’autres pays, ou bien que l’on tient en réserve jusqu’au moment où l’on peut les écouler avantageusement au marché : cela s’appelle commerce. Ces diverses manières et moyens de gagner sa vie sont identiquement les mêmes que ceux dont on doit l’indication aux littérateurs et aux philosophes les plus exacts, tels que Harîri. « Ma ach, disent-ils, c’est le haut commandement, le commerce, l’agriculture et les arts (manuels) ». Comme le haut commandement n’est pas un moyen naturel de gagner sa vie, nous ne sommes pas obligé d’en parler ; d’ailleurs, nous avons dit, dans la seconde section, quelques mots sur les impôts qu’on paye au gouvernement et sur les contribuables . L’agriculture, les arts et le commerce offrent au contraire des moyens d’existence conformes à la nature. » (p. 323-325)

Travailler au service d’un maître est un moyen de gagner sa vie qui n’est pas conforme à la nature.

La recherche des trésors et des dépôts enfouis n’est pas un moyen naturel de gagner sa vie et de s’enrichir: « Il y a encore une chose qui contribue puissamment à entraîner les hommes vers ces recherches : c’est l’accroissement du luxe et de ses habitudes, auxquelles tous les moyens ordinaires d’acquérir de l’argent ne peuvent satisfaire une fois qu’elles commencent à passer les bornes. Lorsque les bénéfices que procurent les moyens naturels de gagner sa vie ne suffisent plus aux exigences du luxe, on n’imagine d’autre ressource, pour y suppléer, que la découverte d’un trésor. On se flatte d’acquérir ainsi, tout d’un coup et sans aucune peine, un fonds immense de richesses, avec lequel on pourra satisfaire aux habitudes (dispendieuses) dont on s’est rendu l’esclave. On persiste à nourrir ce vain souhait, et, pour l’accomplir, on y consacre tous ses efforts. » (p. 330)

La haute considération est une source de richesses.

Ce sont ordinairement les gens qui savent s’abaisser et faire leur cour qui réussissent dans le monde et qui font fortune. La servilité et la flatterie doivent compter parmi les moyens de parvenir.

Les personnes chargées de fonctions qui se rattachent à la religion, les cadis, par exemple, les muftis, les instituteurs, les imams, les prédicateurs et les moueddins parviennent rarement à s’enrichir.

Les hommes de peu de considération et les campagnard besoigneux sont les seuls qui adoptent l’agriculture comme un moyen de se procurer la subsistance.

Sur l’accaparement: « Ceux d’entre les habitants des grandes villes qui ont de l’expérience et qui savent observer reconnaissent généralement que l’accaparement des grains, dans le but de les garder jusqu’à ce qu’ils deviennent chers, est une opération qui porte malheur à celui qui la fait et qui lui donne comme profit une perte réelle et le désappointement. La cause en est, si je ne me trompe pas, que les autres hommes, étant forcés d’acheter à un taux énorme les vivres dont ils ont besoin, donnent leur argent à contre cœur ; leurs âmes demeurent attachées à ce qu’ils ont déboursé, et cet attachement à l’argent qu’ils possédaient porte malheur à l’individu qui l’a reçu sans en avoir rendu la valeur. C’est là, peut être, ce que le législateur a voulu désigner par les mots prendre le bien d’autrui sans rien donner en retour. Bien que le cas dont nous parlons n’offre pas un exemple d’argent donné pour absolument rien, la pensée de l’acheteur n’en demeure pas moins attachée à cet argent, puisqu’il l’a payé malgré lui et sans avoir le moyen de s’en dispenser. C’est donc, pour ainsi dire, un achat forcé. » (p. 350-351)

Le vil prix d’une marchandise nuit aux intérêts de ceux qui, par métier, s’occupent de cette espèce de marchandise dépréciée.

Le caractère moral des négociants est inférieur à celui des personnages qui exercent de hauts commandements, et s’éloigne de celui qui distingue l’homme de cœur.

Pour apprendre un art quelconque, il faut avoir un maître.

Les arts se perfectionnent dans une ville à mesure du progrès de la civilisation et de l’accroissement de la population.

La stabilité et la durée des arts, dans une ville, dépendent de la stabilité et de l’ancienneté de la civilisation dans cette ville.

L’amélioration des arts et leur extension dépendent du nombre des personnes qui en recherchent les produits.

Le khalife Ali disait : « La valeur d’un homme, c’est ce qu’il sait bien faire ». Par cette parole il donnait à entendre que la valeur d’un homme s’estime d’après l’art qu’il exerce, et qu’elle est le prix du travail qui le fait vivre.

La décadence d’une ville entraîne celle des arts qu’on y cultive.

Les Arabes sont le peuple du monde qui a le moins de dispositions pour les arts.

Celui qui possède la faculté d’exercer un certain art parvient très rarement à en acquérir parfaitement une autre.

Sur l’agriculture: « L’utilité de l’agriculture consiste à faire produire des aliments et des grains, en s’occupant à remuer la terre dans ce but, à l’ensemencer, à soigner les grains quand ils poussent, à les arroser régulièrement et à surveiller leur croissance jusqu’à l’époque de la maturité, puis à couper les épis et à faire sortir les grains de leurs enveloppes. Cela exige un travail assidu et l’emploi de tous les moyens qui peuvent le faire réussir. L’agriculture est le plus ancien de tous les arts, puisqu’il procure la plupart des aliments essentiels à l’existence de l’espèce humaine ; l’homme peut se passer de toutes les autres choses, mais il lui faut absolument de la nourriture. On voit, d’après ce que nous venons de dire, que cet art est spécial à la campagne ; (il y est né,) car nous avons déjà dit que la vie de la campagne a précédé celle de la ville. C’est donc une occupation rurale à laquelle le citadin reste étranger, et un art dont il n’a aucune connaissance. Cela tient à ce que la vie des champs a précédé la vie urbaine et tout ce qui s’y rattache, et que les arts propres à ce dernier mode d’existence n’ont paru qu’après ceux qui naissent de la civilisation nomade. » (p. 368-369)

Sur l’art de bâtir: « L’art de bâtir est le premier des arts qui naissent dans la vie sédentaire. Il consiste dans la connaissance du genre de travail auquel on doit se livrer quand on veut construire des maisons et des habitations qui puissent servir d’abri et de lieux de retraite. L’homme a inventé cet art par suite d’une disposition innée qui le porte à réfléchir sur son avenir : il pense, nécessairement, aux moyens de se garantir contre les injures du temps, contre la chaleur et le froid. Il songe à se faire des maisons ayant des murailles et un toit qui le protége de tous les côtés contre les intempéries de l’air. » (p. 369)

Sur les maladies: « Toutes les maladies proviennent des aliments ; selon la tradition qui résume toute la doctrine médicale [tradition citée par les hommes de l’art, mais rejetée par les ulémâ], le Prophète aurait dit : « L’estomac est le siège des maladies ; la himya (diète) est le meilleur des remèdes, et la berda (la réplétion) est la cause de toutes les maladies ». L’estomac est le siège des maladies est une proposition dont la vérité est évidente ; le mot himya signifie la faim, c’est à dire la privation de nourriture, et indique ici que la faim est le grand remède, la base de tous les autres. Le terme berda désigne l’acte d’introduire des aliments dans l’estomac avant que ceux déjà pris soient digérés. » (p. 386)

Sur les malades: « Les maladies sont très nombreuses chez les peuples sédentaires et les habitants des villes, à cause de l’abondance dans laquelle ils vivent et de la variété des choses qu’ils mangent. Ils se bornent rarement à une seule espèce d’aliments ; ils en mangent de toutes sans précaution, et, dans les procédés culinaires, ils mêlent ensemble divers mets, en y ajoutant des condiments, des légumes et des fruits, combinant ainsi des aliments dont les uns sont de nature sèche et les autres de nature humide. Ils ne se contentent pas d’un seul plat ni même de plusieurs : j’ai compté, dans la liste d’un des services d’un repas, quarante espèces de légumes et de viandes : Tous ces mets p.390 (introduits dans l’estomac) forment un mélange extraordinaire qui, le plus souvent, ne convient ni au corps ni aux parties dont il se compose.
Ajoutons que, dans les villes, l’air est vicié par un mélange d’exhalaisons putrides provenant de la grande quantité d’immondices. L’air (quand il est pur) excite l’activité des esprits (animaux) et fortifie ainsi l’influence que la chaleur des organes exerce sur la faculté digestive. De plus, les habitants des villes ne prennent point (assez) d’exercice ; ils sont ordinairement très casaniers et aiment le repos. Le (peu d’) exercice (qu’ils prennent) ne produit sur eux aucun effet et n’a pour eux aucun résultat utile ; aussi les maladies sont elles très communes dans les villes, et, plus elles sont fréquentes, plus on a besoin de médecins.
Les gens de la campagne (c’est à dire du désert) mangent ordinairement très peu, et, comme ils n’ont pas beaucoup de blé, ils souffrent si souvent des atteintes de la faim que cela leur devient un état habituel. Leur persistance à endurer la faim est telle qu’on serait tenté de la regarder comme une disposition qui leur est innée. Les assaisonnements sont très rares chez eux ou y manquent tout à fait. Le luxe, dont les exigences font naître l’art de préparer les aliments avec des condiments et des fruits, leur est totalement inconnu. Leurs aliments, qu’ils prennent toujours sans mélange, sont d’une nature qui se rapproche beaucoup de celle du corps et qui lui convient très bien. L’air qu’ils respirent renferme très peu de particules viciées, parce que dans leurs pays les matières humides et corruptibles sont peu abondantes, tant qu’ils vivent sous leurs tentes ; pendant qu’ils sont en route, ils changent constamment d’air. L’exercice du corps ne leur manque pas, car ils sont toujours en mouvement, ils montent à cheval, ils vont à la chasse, ils cherchent les choses dont ils ont besoin et ils travaillent pour se procurer le nécessaire. Tout cela leur rend la digestion bonne et facile. Au reste, ils ne se surchargent pas l’estomac ; aussi jouissent ils d’une excellente constitution, ce qui les rend peu susceptibles de maladies. Cela fait qu’ils ont très rarement besoin des secours de la médecine. On ne trouve jamais des médecins dans le désert, car on s’en passe très bien ; s’ils y étaient nécessaires, ils iraient s’y établir, afin de gagner leur vie. (p. 389-391)

L’art d’écrire est un de ceux qui appartiennent à l’espèce humaine.

Sur la récitation coranique: « L’imam Malek désapprouva l’usage de la mélodie dans la lecture du Coran ; mais l’imam Chafêi le permit. La mélodie dont il s’agit ici n’est pas celle que la musique enseigne et qui s’apprend comme un art : l’emploi de cette dernière espèce en récitant le Coran est certainement défendu ; il n’est pas permis d’avoir le moindre doute à cet égard. En effet, l’art de la musique n’a rien de commun avec le Coran : pour lire tout haut le texte de ce livre, il faut ménager sa voix, de manière à pouvoir bien prononcer les lettres, surtout en allongeant les voyelles dans les propres endroits, en appuyant plus ou moins sur les lettres de prolongation, selon le système de lecture que l’on a adopté, et en remplissant quelques autres conditions du même genre. » (p. 415-416)

Les arts, et surtout ceux de l’écriture et du calcul, ajoutent à l’intelligence des personnes qui les exercent.

Sur l’écriture: « De tous les arts, celui de l’écriture est le plus efficace sous ce rapport, parce qu’il offre des connaissances et des matières de spéculation qui ne se trouvent pas dans les autres. L’écriture a pour effet de faire voyager la pensée en la faisant passer de la forme des lettres tracées (sur le papier) aux paroles énoncées par la bouche, et peintes dans l’imagination, et, de ces paroles, aux idées qui sont dans l’âme. La pensée passe, sans s’arrêter, d’indication à indication, tant quelle s’occupe de ce qui est écrit. L’âme, s’étant habituée à ce travail, acquiert la faculté de passer des indications aux choses indiquées, faculté qui est réellement la spéculation intellectuelle, au moyen de laquelle on se procure des connaissances que l’on ignorait. Par là l’âme acquiert la faculté de s’intellectualiser, ce qui ajoute encore à son intelligence et augmente la perspicacité et l’adresse que l’habitude le passer (des indications aux choses indiquées) lui avait acquises. » (p. 423)

Sixième section. Des sciences et de leurs diverses espèces; de l’enseignement, de ses méthodes et procédés et de tout ce qui s’y rattache.

De la réflexion: « Dieu a distingué l’homme de tous les autres animaux en lui accordant la réflexion, faculté qui marque le commencement de la perfectibilité humaine et qui achève la noblesse de l’espèce, en lui assurant la supériorité sur (presque tous) les êtres. [...] Cette faculté a plusieurs degrés (d’intensité) : dans le premier, elle donne l’intelligence des choses extérieures qui se présentent dans un arrangement naturel ou conventionnel, de manière que l’homme puisse amener, par sa puissance, le résultat qu’il veut obtenir. Ce genre de réflexion se compose, en grande partie, de concepts ou simples idées, et s’appelle intelligence discernante. [...] La réflexion du second degré enseigne les opinions reçues et les règles de conduite que l’homme doit observer dans ses transactions et dans le gouvernement des êtres de son espèce, et qui, en grande partie, se composent d’affirmations (ou propositions) dont l’exactitude s’est graduellement vérifiée par l’expérience. On désigne ce genre de réflexion par le nom d’intelligence expérimentale. Au troisième degré, la réflexion trouve la connaissance réelle ou hypothétique des choses qu’elle cherche derrière les sens et sur lesquelles elle ne peut agir directement. C’est là l’intelligence spéculative. Elle consiste en concepts et en affirmations, combinés d’une manière toute particulière, d’après certaines conditions spéciales, et fournit d’autres connaissances de la classe des concepts ou de celle des affirmations. Combinant alors ces connaissances avec d’autres, elle en produit encore de nouvelles. En dernier résultat, elle forme une idée exacte des choses existantes selon leurs espèces, leurs classes et leurs causes premières et secondaires. C’est ainsi qu’au moyen de la réflexion elle (l’âme) parvient à compléter sa nature et à devenir une intelligence pure et un esprit perceptif. C’est là ce qu’on appelle la réalisation de cette qualité qu’on nomme humanité. » (p. 427)

L’intellect ne peut embrasser toute la catégorie des choses sans l’aide de la réflexion.

Sur la faculté réflective: « La faculté réflective dont nous venons de parler, appartient spécialement à l’homme et le distingue de tous les autres animaux. Plus la réflexion embrasse une suite régulière de causes et d’effets, plus la véritable nature de l’humanité se développe (dans l’homme). On trouve des hommes capables de reconnaître deux chaînons dans une série de causes et d’effets ; d’autres peuvent en saisir trois, mais ils sont incapables d’aller plus loin, D’autres peuvent suivre une série d’effets jusqu’au cinquième ou au sixième résultat ; aussi, chez ceux-ci, la qualité distinctive de l’humanité est plus développée que chez les autres. Voyez deux joueurs d’échecs : l’un prévoit les troisièmes, et même les cinquièmes résultats d’un coup ; et cela, parce qu’ils arrivent dans un ordre convenu. Son adversaire, dont l’esprit a moins de portée, ne voit pas si loin. Cet exemple, je l’avoue, n’est pas tout à fait juste : bien jouer aux échecs est un talent acquis, connaître l’enchaînement des causes et des effets dépend d’une disposition naturelle. Il peut cependant servir à celui qui veut se rendre compte des principes que nous venons d’exposer. Dieu a créé l’homme et lui a donné la supériorité sur la plupart des créatures. » (p. 429-430)

Sur les trois mondes: « Nous avons en nous mêmes la conviction intime et certaine qu’il existe trois mondes (ou catégories d’êtres), dont le premier est le monde qui tombe sous les sens. Nous reconnaissons celui-ci aux impressions recueillies par les sens, moyens de perception que nous possédons en commun avec les autres animaux. La réflexion, faculté spéciale à l’homme, nous enseigne de la manière la plus positive l’existence de l’âme humaine ; (elle nous le fait savoir) au moyen des connaissances acquises et renfermées dans notre intérieur ; connaissances bien au dessus de celles qui proviennent des sens. Voilà donc un monde supérieur au monde sensible. Le troisième monde est au-dessus de nous et se reconnaît aux impressions qu’il laisse dans nos cœurs, c’est à dire, aux volontés et inclinations qui nous portent à nous remuer pour agir. Nous reconnaissons ainsi l’existence d’un agent qui nous fait agir et qui est dans un monde au dessus du nôtre ; c’est là le monde des esprits et des anges. Là se trouvent des essences (c’est à-dire des êtres) qui, malgré la différence qui existe entre nous et elles, s’aperçoivent aux impressions qu’elles font sur nous. On atteint quelquefois à ce monde supérieur et spirituel ainsi qu’aux essences qu’il renferme ; la vision (spirituelle) et ce que nous éprouvons pendant le sommeil peuvent nous y conduire. Dans le sommeil, on apprend des choses dont on ne se doutait pas dans l’état de veille et qui se trouvent ensuite justifiées par les événements. On reconnaît là des vérités provenant du monde de la vérité. Quant aux songes confus, ce sont des formes déposées par la perception dans l’intérieur de l’imagination et au milieu desquelles la réflexion se retourne et s’agite, pendant qu’elle est détachée de l’influence des sens. C’est là la preuve la plus claire que nous pouvons offrir en faveur de l’existence du monde spirituel, monde que nous comprenons seulement d’une manière générale, sans en connaître les particularités. » (p. 433-434)

« L’homme participe avec les autres animaux au monde des sens ; il participe au monde de l’intelligence et des esprits avec les anges, dont les essences sont de la même espèce que la sienne ; essences dépouillées de matière et de corporéité et formant une intelligence pure dans laquelle se trouvent réunis l’intellect, l’agent intellectuel et l’objet de l’intellect. » (p. 434)

Sur la connaissance humaine: « Chez l’homme, la connaissance c’est l’acquisition de la forme de l’objet connaissable. Il reçoit cette forme dans son essence, où elle n’avait jamais été auparavant ; aussi tout ce que l’homme sait se compose de connaissances acquises. L’essence dans laquelle arrivent les formes des êtres dont on prend connaissance c’est l’âme, substance hylique qui se revêt de la forme de l’existence, au fur et à mesure qu’elle recueille les formes des choses connaissables. L’existence de l’âme a atteint la perfection, tant en matière qu’en forme, lors de la mort du corps. Toute connaissance que l’âme cherche à obtenir est, soit une affirmation, soit une négation ; elle se procure l’une ou l’autre en se servant du terme (moyen) qui lie les deux extrêmes. Chaque connaissance que l’on obtient a besoin d’être justifiée par son accord (avec la vérité) ; et, alors même qu’elle se laisse éclaircir par un procédé artificiel, la démonstration, on ne l’aperçoit qu’à travers un voile. La démonstration est donc bien différente de l’intuition qui existe chez les anges. Quelquefois ce voile est écarté et la conformité de la connaissance (avec la réalité) se montre clairement à la faculté perceptive. L’homme est donc ignorant par nature ; cela s’aperçoit à l’incertitude qui affecte toutes ses connaissances. Ce que l’homme sait lui arrive par la voie de l’acquisition et par l’emploi de l’art. En effet, les connaissances qu’il recherche au moyen de la réflexion ne s’obtiennent qu’en observant les conditions imposées par l’art (de la logique). » (p. 434)

Sur les connaissances acquises par le prophète: « Tous les prophètes ont été créés avec cette disposition ; elle leur est, pour ainsi dire, une qualité innée. En se dépouillant de l’humanité, ils éprouvent des douleurs et poussent des gémissements, ainsi que chacun le sait. Les connaissances qu’ils recueillent pendant cet état d’exaltation s’obtiennent par la vue directe et par l’intuition ; aucune erreur ni aucun défaut ne peuvent s’y glisser. Par leur essence même elles s’accordent avec la vérité, car le voile qui cachait aux prophètes le monde invisible a été enlevé, de sorte qu’ils peuvent le voir directement. Lorsqu’ils ont quitté cet état pour rentrer dans la nature humaine, les connaissances qu’ils y ont acquises ne perdent rien de leur clarté pendant le trajet. Ces hommes, animés d’une ardeur qui leur est propre et qui les emporte vers le monde spirituel, s’y rendent à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’ils aient pu accomplir leur mission et ramener leurs compatriotes dans la bonne voie. » (p. 437)

L’homme est ignorant par sa nature: ce qu’il sait consiste en connaissancea acquises.

Sur les trois types d’intelligence: « En commençant ces chapitres, nous avons dit que l’homme appartenait à l’espèce des animaux, et qu’il se distinguait d’eux par la réflexion. Cette faculté, qu’il tient de Dieu, s’appelle intelligence discernante, tant qu’elle rend l’homme capable de mettre de la suite dans ses actions ; on la nomme intelligence expérimentale, quand elle lui permet d’apprendre les opinions de ses semblables et ce qu’ils regardent comme bon ou comme mauvais ; enfin on l’appelle intelligence spéculative, quand elle met l’homme à même de se faire une idée juste des choses qui existent, tant de celles qu’il a sous les yeux que de celles qu’il ne voit pas. » (p. 438)

L’enseignement lui-même fait partie des arts.

« Si l’on compare l’homme de la ville avec celui du désert, on remarquera (il est vrai), chez le premier, un esprit rempli de pénétration et de sagacité ; cela est même au point que l’homme des champs se croit inférieur en nature et en intelligence au citadin. Il se trompe cependant ; la supériorité de celui-ci provient de la parfaite acquisition de facultés qui lui facilitent l’exercice des arts, ainsi que de l’observation des convenances imposées par les usages et habitudes de la vie sédentaire ; choses dont l’homme du désert n’a aucune idée. Quand le citadin entend bien la pratique des arts et s’est acquis la faculté de les exercer et de les enseigner bien, tous les individus à qui ces facultés manquent s’imaginent que l’autre les doit à la nature supérieure de son intelligence, et que l’âne, chez les habitants du désert, est bien inférieure en organisation et en nature aux âmes des citadins. Mais il n’en est pas ainsi. Nous avons connu des bédouins dignes du premier rang par leur intelligence, leur bon jugement et la belle organisation de leur esprit. Ce qui distingue l’esprit du citadin, c’est tout simplement l’éclat que la faculté d’exercer les arts et de les enseigner lui a communiqué. En effet, ces talents acquis influent sur l’âme, ainsi que nous l’avons dit. L’erreur au sujet des Orientaux est du même genre : comme ils sont très habiles dans l’enseignement et tiennent le premier rang dans l’exercice des arts, pendant que les Occidentaux (ou Maghrébins) ont une civilisation qui diffère peu de celle de la vie nomade, les gens irréfléchis, jugeant d’après les apparences, s’imaginent que cette différence provient de la supériorité de la nature même des Orientaux, nature qu’ils croient leur être particulière, à l’exclusion des Occidentaux ; mais c’est là une opinion tout à fait fausse, ainsi que le lecteur doit bien s’en apercevoir. » (p. 447-448)

Les connaissances (ou sciences) ne se multiplient que dans les lieux où la civilisation et les usages de la vie sédentaire ont fait de grands progrès.

Sur les sciences: « Les sciences étudiées par les hommes et qui, dans les grandes villes, s’apprennent et se transmettent par la voie de l’acquisition et de l’enseignement, se rangent en deux classes. La première est celle des sciences qui sont naturelles à l’homme et vers l’acquisition desquelles il est conduit par sa faculté réflective ; la seconde consiste en sciences traditionnelles, provenant des individus qui les ont instituées. Celles qui forment la première classe sont les sciences philosophiques. La réflexion mène naturellement l’homme à en prendre connaissance, et les perceptions qu’il éprouve le conduisent à reconnaître l’objet de chaque science, les problèmes dont elle s’occupe, le mode de démonstration qui s’y emploie et les diverses manières de l’enseigner. C’est ainsi qu’en sa qualité d’être doué de réflexion il acquiert, par l’emploi de la spéculation et de l’investigation, la faculté de distinguer la vérité de l’erreur. Les sciences qui appartiennent à la seconde classe sont formées par institution et reçues par tradition, et chacune d’elles se base sur des renseignements provenant du législateur qui l’a établie. Celles ci ne sont du domaine de la raison qu’autant qu’il s’agit de rattacher à leurs racines (bases ou principes fondamentaux) les questions qui doivent en former les branches. En effet, (dans ces dernières sciences) les (notions) particulières qui surgissent après (le principe général), et qui se présentent les unes à la suite des autres, ne rentrent pas sous la règle générale à laquelle toute science traditionnelle est soumise par le fait même de son institution ; aussi, pour rattacher (ces branches à leurs racines), il faut nécessairement avoir recours à un mode de raisonnement fondé sur l’analogie. Or ce raisonnement analogique a pour base la déclaration transmise oralement et nous faisant connaître que la règle (ci-dessus mentionnée) s’applique d’une manière absolue et invariable aux fondements de ces sciences. Mais, comme (cette déclaration) est traditionnelle, le raisonnement dont nous parlons et qui en dérive est traditionnel aussi. Toutes les sciences de cette dernière classe sont fondées sur les prescriptions du Livre (le Coran) et de la sonna, prescriptions dont l’observation nous est imposée par Dieu et par son Prophète. Il en est de même des sciences qui ont été établies dans le but de nous faciliter l’acquisition de celles ci. (Leur étude) amène nécessairement celle des sciences qui ont pour objet la langue arabe, langue du peuple musulman et dans laquelle le Coran a été révélé. » (p. 450-451)

Enumération des sciences traditionnelles: « Les sciences traditionnelles sont très nombreuses, parce que chaque être responsable est tenu de connaître les obligations que Dieu a imposées non seulement à lui, mais aux autres membres de l’espèce humaine. On trouve ces obligations dans le Coran et dans la sonna, sous la forme de textes écrits, ou bien dans les doctrines admises unanimement par les anciens musulmans, ou bien encore dans des maximes que l’on a rattachées (à ces textes ou à ces doctrines). Donc il faut nécessairement commencer par étudier le sens des mots employés dans le Coran, et c’est là la science de l’interprétation (tefcîr) ; ensuite, il faut faire remonter jusqu’au Prophète, par une chaîne de traditionnistes dignes de foi, le texte du livre sacré tel qu’il nous a été transmis de la part de Dieu ; il faut aussi apprendre les différences qui existent entre les divers systèmes de leçons adoptés par les lecteurs : cela forme la science des leçons coraniques (eïlm el carâat). Ensuite il faut savoir faire remonter les traditions de la sonna jusqu’à leur auteur, donner des renseignements sur les traditionnistes qui les ont rapportées, connaître l’histoire de ces hommes, démontrer qu’ils étaient tellement vertueux qu’on pouvait mettre une confiance entière dans leurs déclarations, et savoir employer tous les moyens exigés dans une tâche de cette nature. Telle est la science des traditions (eïlm el hadîth). Il faut alors savoir déduire (des fondamentaux de la loi) les maximes (qui en découlent), en se servant d’un système de règles indiquant la manière dont cette déduction doit être faite. Cela forme la science des fondamentaux de la jurisprudence (osoul el-fikh). Les études de ce genre ont pour résultat de faire connaître les prescriptions de Dieu en ce qui touche les actions des êtres responsables, et de former la science de la jurisprudence (eïlm el fikh). Parmi les obligations (imposées à l’homme), les unes concernent son corps et les autres son âme. Celles ci se rattachent spécialement à la foi et à ce qu’on est obligé à croire en fait de choses auxquelles on ne croirait pas (sans y être obligé). Elles forment les dogmes qui se rapportent à l’essence et aux attributs de la divinité, aux évènements du jour du jugement dernier, aux délices (du paradis), aux peines (de l’enfer) et à la prédestination. La science qui démontre ces dogmes au moyen de preuves tirées de la raison s’appelle la théologie scolastique (eïlm el kelam). Avant d’aborder l’étude du Coran et des traditions, il faut connaître les sciences qui se rattachent à la langue (arabe), car c’est sur elles que cette étude doit s’appuyer. Il y en a plusieurs, dont une est la lexicologie (logha) ; une autre, la grammaire (nahou) ; une autre, la rhétorique (beïan), et une autre, les belles-lettres (adeb), ainsi que le lecteur le verra quand nous traiterons de ces sciences. » (p. 451-453)

Sur les branches de l’interprétation coranique: « L’interprétation du Coran forma ainsi deux branches (d’exégèse), dont l’une s’appelle traditionnelle (et l’autre philologique). La première s’appuie sur des renseignements oraux qui remontent aux premiers musulmans et consistent en la connaissance de l’abrogeant et l’abrogé, des circonstances qui donnèrent lieu à la révélation des divers passages du Coran, et de l’objet de chaque verset. Rien de tout cela n’a pu se connaître que par des indications provenant des Compagnons et de leurs disciples. Les docteurs d’autrefois avaient réuni ces renseignements dans des recueils ; mais leurs ouvrages renfermaient du bon et du mauvais, des traditions dont les unes étaient acceptables et les autres rejetables. [...]La seconde branche de la science d’interprétation coranique est purement philologique, étant basée sur la connaissance de la langue et sur l’art de bien exprimer ses pensées au moyen de termes et de tournures convenables . Cette branche se trouve rarement isolée de l’autre, laquelle est la seule qu’on regarde comme essentielle. En effet, l’interprétation philologique commence seulement à se développer quand la connaissance de la langue et des sciences qui s’y rattachent ne s’acquiert plus que par l’étude. Il est vrai cependant que, dans certains commentaires, elle occupe la principale place. » (p. 461-462)

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